L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES
ET
DU MANAGEMENT
AU
XXIe SIECLE
ESSAI
DALLOZ
DUNOD
Ce
livre a été publié en 2000 ; il a été révisé substantiellement depuis
S’inspirer d’un auteur est légitime, en le
citant. Mais il est immoral et illicite (délit de contrefaçon) de copier des
passages entiers, même en les transformant. Méfiez-vous de la tentation du
plagiat, qui se répand actuellement, du fait des facilités techniques (le
procédé « copier-coller »)
et de la perte du sens moral.
SOMMAIRE
IRE PARTIE.
– LES CONTOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT
CHAPITRE
1er. – Le sens des mots
Section
I. – Les affaires
Section II. – Le droit
Section III. – L’éthique
CHAPITRE
2. – Les finalités
Section I. – La dignité de l’homme
Section II. – Le bien commun
CHAPITRE
3. – Les organes
Section I. – Les autorités
indépendantes
Section
II. – L’institution judiciaire
2e PARTIE. – LES ATOURS DE L’ÉTHIQUE DES
AFFAIRES ET DU MANAGEMENT
CHAPITRE
4. – AB INTRA, DANS LE MICROCOSME
Section I. – Les outils juridiques
Section II. – Les sujets
Section III. – Le moment
CHAPITRE 5. – AB EXTRA, DANS LE MACROCOSME
Section I. – Entre concurrents
Section II. – Envers les non-concurrents
Section III. – Envers les pays en voie
de développement
Conclusion
TABLE
PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
AJ
Actualité
jurisprudentielle (partie du recueil Dalloz)
art.
Article
Bull. civ.
Bulletin
des arrêts de la Cour de cassation (chambres civiles)
Civ.
Cour
de cassation, chambres civiles
Com.
Cour
de cassation, chambre commerciale et financière
Crim.
Cour
de cassation, chambre criminelle
Soc.
Cour
de cassation, chambre sociale
C. civ.
code
civil
C. com.
code
de commerce
C. consom.
code
de la consommation
Cf.
Confer
chron.
chronique
CJCE
Cour
de justice des Communautés européennes
CJUE
Cour
de justice de l’Union européenne
comp.
comparer
Cons. const.
Conseil
constitutionnel
Contrats, conc., consom. Contrats, concurrence, consommation
CPC
code
de procédure civile
C. propr. intell. code
de la propriété intellectuelle
C. trav.
code
du travail
D.
Dalloz
déc.
décision
Direc.
Directive
doctr.
doctrine
esp.
espèce
ex.
exemple
Fasc.
Fascicule
Gaz. Pal.
Gazette
du Palais
IR
information
rapide
J.-Cl.
Juris-classeur
JCP
Juris-classeur
périodique (La Semaine juridique)
jur.
Partie
de la jurisprudence des revues
n°
numéro
not.
Notamment
obs.
observations
op. et loc. cit.
opere
et loco citatis (dans l’ouvrage précité et au même
endroit)
p.
page
pan.
panorama
PIBD
Propriété
industrielle – Bulletin documentaire
préc.
précité
PUAM
Presses
universitaires d’Aix-Marseille
Rép. civ.
Répertoire
civil
Rép. com.
Répertoire
commercial
RJ com.
Revue
de jurisprudence commerciale
RID comp.
Revue
internationale de droit comparé
RJDA
Revue
de jurisprudence de droit des affaires
RRJ
Revue
de recherche juridique – Droit prospectif
s.
suivant
somm.
sommaire
spéc.
spécialement
t.
tome
T. com.
Tribunal
de commerce
TGI
Tribunal
de grande instance
V.
Voir
Vo
Verbo (mot)
Vis
Verbis (mots)
INTRODUCTION
Quand il fallut s’asseoir à la
croix des deux routes
Et choisir le regret d’avecque le
remords ;
Quand il fallut s’asseoir au coin
des doubles sorts
Et fixer le regard sur la clé des
deux voûtes
Vous seule savez, maîtresse du
secret,
Que l’un des deux chemins allait
en contrebas,
Vous connaissez celui que
choisiront nos pas
Comme on choisit un cèdre et le
bois d’un coffret
Péguy
L’éthique des
affaires n’a jamais été autant en vogue qu’à
notre époque ; elle imprègne l’air du temps comme une sorte de mythique
utopie. Née dans le dernier quart du XXe siècle, elle subsistera au moins
pendant les premières décennies du XXIe siècle. Cette situation est
quelque peu paradoxale, à regarder l’état actuel de la société. Elle découle
peut-être du besoin de nouveauté (la morale apparaît comme telle aujourd’hui,
après avoir été tant décriée), alors que les esprits sont habitués aux
changements incessants et y aspirent. Le sociologue Gabriel Tarde (décédé en
1904) relevait déjà au début du XXe siècle
que nous étions passé d’une
« société de coutume » à une
« société de mode » ; ce
phénomène n’a été que
s’accentuant et s’accélérant, car nous avons
aussi quitté
un monde de la lenteur (et du silence) pour un monde de la vitesse (et
de la
communication). L’invocation de la morale relève donc
probablement plus de
discours et d’incantations, couvrant parfois de sombres
turpitudes, que d’une
réalité tangible et vérifiable (de semblables
considérations pourraient être
présentées à propos des discours sur le management
et des nouvelles méthodes
importées régulièrement d’outre
Atlantique ; j’aborderai largement ces questions
dans la deuxième partie). Une dégradation sensible des
« valeurs » et
une « perte du sens » (et même du simple
« bon sens ») sont
intervenues depuis la fin des années 1970 ; cette
déliquescence de la
société continue de s’aggraver. Elle
s’observe statistiquement par l’augmentation
prodigieuse de la délinquance, de plus en plus violente et le
fait de sujets de
plus en plus jeunes ; les mass
médias en font souvent état, et ce phénomène inquiétant est l’objet de
conversations dans les dîners en ville. Mais les individus qui s’en lamentent
le plus commettent eux-mêmes souvent de nombreux actes délictueux. La
délinquance en « col blanc » connaît en effet elle aussi une hausse
spectaculaire, sous des formes variées, toutes très répandues : la fraude
fiscale, l’irrespect généralisé du code de la route (cause actuellement d’encore
près de 4000 morts par an en France[1]), la consommation de stupéfiants
interdits, l’achat en connaissance de cause, lors de voyages à l’étranger, d’articles
de luxe griffés de grandes marques mais contrefaits, ou le pillage informatique
(nombreuses sont les personnes reproduisant des logiciels et des cédéroms, c’est-à-dire
commettant des contrefaçons, en trouvant cela légitime). L’individualisme, donc
l’égoïsme[2], règnent en maîtres et occultent
le jugement moral. Tout ce qui est bon pour moi est considéré comme bien, la
morale et les vertus étant réservées aux autres (La Rochefoucauld, le
pessimiste absolu, qui dépensa une extrême perspicacité à dénicher les vices de
la vertu, ne prétendait-il pas que « Les
vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » ?).
Et cela se traduit, dans le mode mineur, par la perte des convenances et des
bonnes manières (qui n’étaient pas l’apanage de la bourgeoisie, même si celle-ci
cultivait ses spécificités à cet égard, comme code de reconnaissance de la
tribu[3]). Une nouvelle barbarie s’instaure en Occident[4], particulièrement en France et,
pour la première fois dans l’histoire, elle ne provient pas d’une invasion
étrangère mais de causes internes.
Concomitamment à ce
phénomène, les sociologues constatent une crise sans précédent de la famille
(avec une chute du nombre des mariages et des naissances, et une hausse de
celui des divorces), et un rejet de la société, que ce soit dans la fuite (par
le truchement de l’alcool, de la drogue, des médicaments psychotropes) ou par
des comportements d’évasion (se traduisant par une augmentation sensible des
troubles psychiques et des suicides[5], surtout de jeunes). Jamais l’homme
n’aura été si puissant ni si fragile. Et que dire de la morale publique, dans l’État
et dans les entreprises, sinon qu’elle a notablement régressé[6] ?
Partout triomphent l’immoralisme,
l’affairisme, des délits d’initié, des OPA et
OPE « sauvages », et l’argent
roi, bien que la gangrène n’atteigne pas tous les
détenteurs de pouvoir :
il est des dirigeants d’entreprises et des hommes politiques
honnêtes ; je
crois même qu’ils constituent la majorité (le
discours actuel des « petits
maîtres », selon lequel « ils sont tous
pourris », est non
seulement injuste mais dangereux pour la société et la
démocratie). Les
institutions sont de plus en plus contestées violemment. La
nation et l’État
eux-mêmes n’échappent pas à cette remise en
cause générale, annonciatrice de
lendemains qui déchanteront.
Enfin
la barbarie
imprègne l’économie, sous le couvert d’un
libéralisme effréné
(l’ultralibéralsime),
du libre-échangisme et du monétarisme
élevés au rang de dogmes. La politique du
franc fort[7] a causé des ravages dans notre
pays, suscitant une immense cohorte de chômeurs, et le réapparition d’un nombre
de miséreux (sous l’appellation aseptisée de SDF), tel que la France n’en n’avait
pas connu depuis le milieu du XIXe siècle (avant le second Empire)[8]. Vouloir coûte que coûte
maintenir une monnaie forte, quelles que soient les circonstances et la
conjoncture, est consentir à sacrifier les hommes, en acceptant un taux, lui
aussi fort, de chômage. « Sous le
couvert d’une prise de position technique, c’est en réalité un choix de
civilisation essentiel qui est décidé : un anti-humanisme, l’homme sacrifié à
cette “chose” qu’est la valeur de la monnaie » (Ph. Saint Marc[9]) : C’est du pur
matérialisme. Tout se tient. La barbarie
la plus profonde est là. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, j’avais écrit
dans la première édition de cet ouvrage que
je craignais que l’euro fort, recherché par la Banque centrale européenne de Francfort (totalement indépendante
des autorités politiques), conduise à des résultats humainement lourds[10]. Hélas, je ne m’étais pas
trompé. Malgré la crise actuelle, l’euro demeure surévalué par rapport
au dollar, au yuan et à la livre. L’euro fort été a désastreux pour l’Europe,
sauf pour l’Allemagne. Cet objectif fixé comme un dogme, avec comme corollaire
celui de l’absence d'inflation, a largement contribué à la perte de nos marchés
d’exportation, à la désindustrialisation de nos pays, donc à la perte d’emploi
et aux délocalisations. Une monnaie forte, l’absence d'inflation, l’équilibre
budgétaire, peuvent être des objectifs souhaitables, mais ne doivent en aucun
cas être regardés comme des dogmes : Tout dépend des circonstances. Ce qui
compte, c’est le bien commun. Après les deux guerres mondiales, jamais la
France n'aurait pu se reconstruire s’il avait fallu qu'elle se pliât à ces
diktats. En revanche, la reconstruction achevée, il était nécessaire de
stabiliser la monnaie. C’est par exemple ce que fit de Gaulle en 1959. Il est
absolument inédit dans l’histoire de l’humanité et aberrant que les pouvoirs
politiques démocratiquement élus n’aient aucune possibilité de déterminer la
politique de la Banque centrale européenne, alors que les gouvernements des États-Unis,
du Japon, de la Chine ou de la Grande-Bretagne mènent une politique monétaire
efficace en fonction de leurs intérêts. Et il fut stupide d’adopter une monnaie
unique sans une coordination des politiques économiques de la zone euro
(composée de pays hétérogènes), ainsi que d’y admettre de plus en plus de pays
(par un mouvement de fuite en avant irresponsable, comme celui qui conduisit
aussi à élargir sans fin l’Union européenne). Il est indispensable de dévaluer
fortement l’euro, et d’adopter enfin des politiques économiques et fiscales
coordonnées. L’Union européenne en aura-t-elle la volonté et le courage ?
Sinon, il faudrait scinder la zone euro en deux entités, l’une autour de la
France, l’autre autour de l'Allemagne. D’autre part, il faut cesser d’admettre
de nouveaux pays dans l’euro (et mettre un terme, mais c’est une autre question,
à l’élargissement de l’Union européenne). L’Allemagne
porte une grande responsabilité dans ce dogme de la stabilité de la monnaie, et
c’est elle qui imposa l’indépendance absolue de la Banque centrale européenne,
au service du dogme. Ce choix de la surévaluation de l’euro est favorable à
l’Allemagne, qui s’est imposé immédiatement une politique de déflation qui lui
a permis de gagner un avantage compétitif important. Elle est seule capable d’exporter
dans ces conditions en dehors de la zone euro, compte tenu de la haute
technicité et de la qualité de ses produits, d’une main d’œuvre habile et
disciplinée (faisant rarement grève, connaissant peu l’absentéisme, non
soumises aux 35 heures, des coûts du travail en baisse depuis dix ans de 1,4 %
par an en moyenne tandis qu'ils augmentaient de 0,8 par an en France, ayant la
retraite à 65 ans qui va passer progressivement à 67 alors qu’elle est à 62 ans
en France, etc.). Et elle peut
exporter facilement dans la zone euro, vers les pays dans lesquels la dépense
publique est plus importante et qui ont une tendance à l’inflation, ceux-ci ne
pouvant plus équilibrer leurs comptes par une dévaluation, qui était le remède
antérieur. Face au désastre économique causé par l’euro et pour sauver l’Europe,
certains proposent une solution plus radicale, celle de démonétiser l’euro et
de rétablir des monnaies nationales. Ce n’est pas un rêve de populiste
europhobe, mais la conviction d'économistes et d’observateurs éclairés
europhiles, dont François Heisbourg[11].
Cependant, malgré ces
constats sévères, je ne suis pas pessimiste, sachant qu’il n’y a pas de
fatalité en histoire, et que des renaissances surgissent toujours dans les
moments les plus désespérés. Et si j’aime la grâce des choses fanées et des
fleurs séchées, je goûte grandement celle des jaillissements et des bourgeons.
Je tenais à jeter d’emblée cette note gaie ; j’y reviendrai au fil des
pages, et ce livre s’achèvera même par une sorte d’hymne de confiance dans la
jeunesse et dans l’avenir.
Avant
d’entrer dans le vif du sujet, une première approche semble nécessaire, sous
les espèces de deux incursions de fond (Quelques
éléments d’appréciation sur la mode de l’éthique et Quelques questions sur l’existence d’une éthique des affaires), et une de méthode (permettant de
présenter la façon de procéder qui a été adoptée).
A.
– Quelques éléments d’appréciation sur la mode de l’éthique
Une
remarque terminologique s’impose dès l’abord. Deux mots sont en concurrence, éthique et morale.
Le premier vient du grec (et fait plus savant), le second
du latin ; j’ignore pourquoi la tradition protestante
utilise de
préférence éthique, alors que les catholiques
parlent habituellement de morale.
Mais peu importe : ils ont exactement la même
signification ; tous
deux désignent une considération régulatrice des
comportements. J’emploierai
donc ces deux mots de façon équivalente, même si
certains esprits (notamment la
majorité des philosophes Français) tentent
aujourd’hui d’accréditer l’idée
d’une
distinction entre eux. En effet, il est des auteurs confinant
fâcheusement la
morale à l’obligation (et à la faute), le bien
relevant de l’éthique ; ou
affirmant que la morale est une pensée organisée
et universelle du bien et du mal, avec un corps d’impératifs
et d’interdictions, tandis que l’éthique, définie par le bon et le mauvais, serait relative
à un individu, un groupe, une entreprise (traduisant une volonté de « donner forme à la vie en référence à un
sens, une mise en scène de la vie bonne »[12]).
Jean qui rit et
Jean qui pleure
L’actuelle vague
éthique[13] est tout à la fois encourageante
et inquiétante : Jean peut en rire (s’en réjouir) tout autant qu’en
pleurer (s’en lamenter). Réconfortante,
car elle manifeste une haute vision de l’homme ; elle peut paraître de l’essence
de la nouvelle modernité, née de la
conviction que le libéralisme économique (seul système efficace assurément) a
besoin de freins, en l’absence desquels il susciterait nombre d’effets pervers
(dont la « réification » de l’homme). Alarmante, dans la mesure où, paradoxalement, elle révèle sans
doute une dégénérescence de la morale et des comportements contractuels. Tacite
observait que lorsqu’un peuple n’a plus de mœurs, il légifère ; cet appel
constant à la morale n’est-il pas le signe d’un manque ? Voyez ce qu’écrivait
Rousseau à propos des Romains : Pendant longtemps « ils s’étaient contentés de pratiquer la
vertu, tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier »[14]. En effet, jamais l’invocation à
l’éthique n’est si vive que lorsqu’elle a déserté la vie. De sorte que, plus qu’une
mode, sa convocation incessante est un mouvement profond et durable, traduisant
un trouble devant la désagrégation des repères traditionnels, et l’attente d’une
nouvelle hiérarchie des valeurs. Quoi qu’il en soit, le fait est là ; une
sorte de précepte prédomine : De la
morale avant toute chose ! Or, la consigne est souvent malaisée à
mettre en œuvre : les questions éthiques que les entreprises ont à
résoudre dans les affaires sont aujourd’hui si complexes, mêlent tant de
paramètres contradictoires, que l’idéalisme doit souvent faire bon ménage avec
une certaine dose de pragmatisme ; « à la croix des deux routes » (dépeinte par l’extrait du poème
de Péguy placé en exergue), l’homme d’affaire est souvent dans l’embarras (V. infra).
L’odeur du souffre
Ainsi, l’appel à l’éthique,
pour sympathique qu’il apparaisse à première vue, sent en réalité un peu le
souffre (qui est celle du diable, dans l’imaginaire traditionnel), à gratter la
surface du discours. En effet, il a été lancé dans une fin utilitariste, comme un moyen pour les entreprises d’engranger
davantage de profits, notamment en faisant travailler plus activement les
salariés, voire, ce qui est bien pire, dans une vue totalitaire. « Le drame
contemporain est d’abuser de l’un des mots les plus vieux de la tradition
philosophique et chrétienne [...] du “juste” naturel [...], le mot “éthique”, afin
de le faire servir à son contraire » (J.-M. Trigeaud[15]). Déjà au XVIIIe siècle, Vauvenargues ironisait à
propos des « auteurs traitant de la
morale comme on traite la nouvelle architecture, où l’on cherche avant tout la
commodité ». L’utilitarisme est l’antithèse de la morale, même si, à
long terme, la morale se révèle de surcroît payante et l’immoralité périlleuse,
car la morale vous rattrape toujours (par ce que la presse appelle les
affaires). « Quand elle n’a pas le
premier mot, c’est qu’elle aura le dernier » (Jankélévich[16]).
B.
– Quelques questions sur l’existence d’une éthique des affaires
La morale dans les
alcôves mais aussi dans les bureaux ?
Accoler
les deux mots d’éthique et d’affaires paraît quelque peu saugrenu : chacun
conçoit bien l’existence d’une morale dans la vie familiale, plus encore dans
les alcôves où elle se love souvent, mais dans les affaires ! Que diantre
viendrait-elle se mêler des affaires ? Les affaires sont les affaires (business is business) : ce
splendide truisme de Coolidge (président des États-Unis de 1923 à 1928) se
passe de commentaire. Aussi un professeur réputé de la Harvard Business School n’hésitait pas à affirmer que l’homme d’affaire
« doit se battre. Et avant tout sans
morale »[17]. C’est le monde des données brutes, objectives, implacables,
des faits (dont chacun sait qu’ils sont têtus) ; c’est le royaume des
biens juridiques, des valeurs économiques, qui naissent, s’échangent, se
vendent, se louent, etc. ; c’est
enfin le pays des fictions (telles les personnes morales) et des abstractions
(dont la pointe extrême est constituée par les titres abstraits). Les valeurs
économiques se fichent de la morale. Quant aux fictions et abstractions, est-ce
la peine de préciser leur position par rapport à la morale ?
De
l’autonomie des branches de la vie sociale
Du
reste, chaque branche de la vie sociale cherche ses fins par elle-même, analyse
ses mécanismes indépendamment de toute référence morale. Le Droit, par exemple,
ne cherche pas à engendrer des saints ou des héros mais, en toute modestie, à
créer ou à maintenir un ordre juridique, permettant la vie en société (et qui
comprend certaines dispositions immorales ; selon un passage connu du Digeste, tout ce qui est permis n’est
pas honnête, « Non omne quod licet
honestum est »[18]). Ainsi, la sévérité que
manifestait naguère la jurisprudence autour du sexe n’était que l’une des
manières de défendre le mariage et la famille, institutions d’ordre public, et
non point de susciter des ascètes.
L’œil
invisible
Pourtant,
il semble nécessaire que toute la vie sociale et économique soit guidée par une
éthique : elle est partout compétente, même là ou sa présence est la plus
surprenante. « Sans morale, il n’y a
plus de vin de Bordeaux ni de style. La morale, c’est le goût de ce qui est pur
et défie le temps » (J. Chardonne[19]). De cette nécessité
« naturelle » de normes découle que l’hypothèse du non-droit, si chère à Carbonnier, est
sans doute bien hasardeuse, surtout dans le Droit de la famille[20]. L’homme est sans cesse
contraint de tenir ensemble les règles et buts de son activité avec les
consignes de sa conscience. Si, dans la grisaille générale, bien des personnes
sont souvent désemparées et désenchantées[21], n’est-ce point faute de repères
(ce qui les jettent dans les bras complaisants des sectes ou les paradis
artificiels de la drogue) ? Le renoncement à la morale laisse place à l’angoisse.
« Nos contemporains [sont] malades
de l’histoire pour avoir perdu la dimension du bien » (M. Villey[22]). Lorsque l’individu oublie la
dimension morale, il n’est « qu’un
pantin sans âme et sans vie »[23], sans existence réelle. La
fameuse (et assez magique) main invisible
d’Adam Smith (qui assurerait l’équilibre de la société, où chacun ne se
soucie que de ses intérêts et passions[24]) me semble contrebalancée, chez
tout homme véritable, construit, debout, unifié, par ce que j’appellerai l’œil invisible, du moi profond, de sa
conscience, qui murmure en lui l’essentiel, comme l’eau sourd continûment de la
source.
Morale
générale et morale spéciale
L’émergence
d’une morale spécifique aux affaires (et au management) est dans la logique de la morale et des affaires (et
du management). De la morale car, depuis toujours, à côté de la morale
générale, sont nées des morales spéciales à tel ou tel secteur de l’activité
humaine, de même que le droit pénal se prolonge par le droit pénal spécial, ou
que le régime général du contrat s’épanouit dans la fantaisie des divers contrats,
dans leur spécificité. Cette émergence est ensuite dans la logique des
affaires, sous deux aspects. Historiquement, les affaires ont été soumises à
une éthique rigoureuse, dès le Moyen Âge, notamment par le biais des
corporations, contrôlant « la belle ouvrage » et le juste prix, tout
en empêchant la concurrence déloyale. Empiriquement, car l’élaboration de
règles et d’usages propres au commerce est une aspiration profonde de la
majeure (et la plus saine) partie de ces milieux[25]. Au plan collectif, elle se
traduit par l’élaboration de codes de déontologie professionnels de toutes
sortes. Ce travail d’élaboration de normes, en quelque sorte universelles pour
une branche professionnelle déterminée, s’apparente, il est vrai d’assez loin,
au rôle du législateur. Mais là ne s’arrêtent pas les normes des affaires.
Certaines émanent des entreprises elles-mêmes : leurs propres codes
internes (V. infra). D’autres de la
jurisprudence qui, reconnaissant l’existence d’usages ou de règles implicites,
impose des devoirs aux professionnels, le plus spectaculaire, dans ses
développements actuels, étant le devoir de loyauté (V. infra). Ainsi, l’éthique des affaires passe nécessairement par le
droit, de sorte que le thème à traiter pourrait s’entendre comme l’éthique du
droit des affaires (en incorporant le management dans celle-ci), ou le droit
des affaires et l’éthique.
C.
– Excursus de la méthode
Un tempérament
D’abord, je suis fondamentalement un
juriste, et seulement un moraliste d’occasion, à titre accessoire (de plus n’ayant
point la tête philosophique) ; ce qui explique la teneur de cet ouvrage,
axé pour une assez large part sur le Droit
des affaires et sur le management,
tout en effleurant les grands débats actuels de sociétés. D’où il se distingue
nettement des ouvrages antérieurs sur l’éthique des affaires[26]. Déjà je crains d’avoir présumé
de mes forces, en oubliant le sage conseil du Siracide (Altiora te ne quaesieris : « Ne cherche pas ce qui te
dépasse », Sirac 3, 23). Qu’eût-ce
été si je n’avais pas adopté ce parti pris ! D’ailleurs, il peut se
justifier par le fait que ce livre m’avait été demandé à l’origine par un
éditeur juridique (et par la suite celui-ci décida de le coéditer avec une
maison plus centrée sur les entreprises). Mais je me suis bien gardé de donner
une réplique, même mise à jour, de la célèbre Règle morale dans les obligations civiles de Ripert[27], dont la découverte en deuxième
année de mes études Droit m’avait enchantée ; du reste, pour garder l’esprit
libre, je ne l’ai relue que lorsque mon travail fut achevé, et j’ai pu
constater l’énorme différence d’objet et de méthode qui existe entre ces deux
ouvrages. Au demeurant, même en droit, je ne suis pas un
« spécialiste », ayant abordé nombre de disciplines, mais une espèce
de dilettante, au sens actuel de ce
mot et aussi à celui de son origine (le verbe italien dilettare, se délecter) ; d’où mon goût pour les analogies,
qui m’a toujours semblé une des manifestations de la curiosité et de l’agilité
intellectuelles. Mon cursus chaotique
y a contribué. Je suis passé d’un état à l’autre, au gré des hasards de la vie,
comme une flammèche emportée par le vent. J’ai touché la politique et la vie
retirée, ai été avocat et juge (en tant qu’arbitre), administrateur de société
et consultant, plus encore professeur. Auteur, enfin et surtout, car telle est
ma vocation profonde, à un point tel que méditer puis écrire (même dans ce
domaine réputé rébarbatif qu’est le droit) m’apparaît parfois être la seule vie
authentique, le reste n’étant qu’apparences futiles. Car tout acte créateur,
dans le domaine de la chair comme dans celui de l’esprit, abolit le temps
(aussi je puis rester dix heures devant ma table de travail sans m’en rendre
compte : d’où un certain isolement dans lequel je m’enveloppe ; il me
faut l’avouer, tout en n’en détermine pas la cause, j’éprouve une certaine
difficulté à vivre « comme tout le monde »). L’écriture, qui m’est
chère, est ma faiblesse et aussi ma force. Je ne redirai pas ce que tous les
écrivains rapportent de leur labeur sur la forme, qui se dissocie mal du fond,
sur le style à qui incombe la mission de dévoiler au mieux la pensée, son
polissage incessant, tourment infini tout autant que plaisir intense et
jubilation de tout l’être.
En
second lieu, il
s’agit ici plus d’un essai que d’un
manuel ou d’un traité, ce qui justifie ses traits suivants. Oublieux de ce que
« le moi est haïssable »
(Pascal), vous aurez déjà constaté qu’il est
rédigé à la première personne du
singulier (alors que tous mes ouvrages et écrits
antérieurs, sauf certaines
conférences, ont toujours été composés
à la première personne du pluriel). J’y
trouve le piquant de la nouveauté, un parfum de fantaisie. Le
ton de cet essai
est souvent original, assez peu universitaire, de même que son
ordonnancement.
Composé de pièces et de morceaux, sans plan rigoureux (et
artificiel), il va d’un
sujet à l’autre comme au fil de la plume. Les
développements n’y suivent pas
une logique linéaire, et plusieurs thèmes
récurrents s’entrecroisent
fréquemment : il s’apparente quelque peu à cet
égard à l’art de la fugue.
Il obéit à une direction générale plus
qu’il ne suit un plan réglé. Je ne joue
pas legato mais staccato. Ce livre ne craint ni les escapades, parfois imprévues
comme cette hymne à la jeunesse par lequel il s’achève, ni de verser à l’occasion
dans la platitude. Le corpus sur
lequel je vais raisonner est si copieux et si divers qu’il risque d’égarer l’analyse
dans des chemins de traverse. Quelle que soit la notion abordée, l’étude ne
vise jamais à être exhaustive (qui serait le plus sûr moyen d’ennuyer), mais
seulement à diriger un rapide coup de projecteur. Montesquieu prétendait qu’il
ne faut pas « épuiser un sujet qu’on
ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de le faire lire, mais de
le faire penser »[28]. Je gage que, dans les
interstices des pages de ce livre, le lecteur aura de quoi penser : puisse-t-il
lui arriver aussi de penser sur le
texte lui-même ! Par respect pour le lecteur, ce qui me paraît de
politesse élémentaire, j’ai cherché la clarté des réflexions et de leur
expression (sans « langue de bois », tout en utilisant les termes
techniques de précision lorsqu’ils s’imposent) ; l’obscurité ne m’a jamais
semblé un gage de profondeur. Néanmoins certains passages paraîtront assez
techniques aux non juristes : qu’ils les retranchent ! Ce livre peut
se parcourir en tous sens, sans nécessairement adopter la voie linéaire
adoptée. Pour touffu et étendu qu’il puisse apparaître, il est pourtant le
fruit d’une ascèse (frappant sans doute tout écrivain) ; car dans la tentative
de tout embrasser, d’aborder tant et tant d’aspects divers de la réalité, le
risque était de le distendre à l’infini : il me fallut supprimer bien des
passages. Et la nécessité s’imposa à un moment d’arrêter de modifier le texte,
de le fixer, même s’il ne reflète qu’imparfaitement ma pensée, ou qu’un état
provisoire de celle-ci.
Troisièmement, il est clair que ne je pouvais
pas, sur un tel thème, être absolument neutre en oubliant totalement mes
convictions, et alors que l’éthique a un soubassement et un contenu qui s’ancrent
dans une philosophie, associée à une métaphysique. « Nous allons aux choses armés des signes » (Alain), d’une
vision du monde comme de croyances (et probablement de préjugés) ; ce
serait trompeuse hypocrisie de prétendre l’inverse. Aussi, tout en ambitionnant
d’éviter de vaines polémiques et d’argumenter plus que de persuader, je n’ai
pas cherché à flatter ni à plaire, ce qui a pu me conduire, sur des questions
fondamentales, à conserver une position tranchée : « oui-oui »,
ou « non-non »[29], mais point le « oui-mais »
(par lequel un futur président de la République s’était singularisé, M. Valéry
Giscard d’Estaing pour ne pas le nommer). Cette position s’impose d’autant plus
que la doctrine, dans laquelle s’inscrit cet ouvrage, a une part de
responsabilité dans la conduite du monde[30] : sans doute son influence
est-elle modeste mais, malgré tout, elle existe ; sans prétendre être un
modèle ou un sage, force me fut de proposer pour respecter mon contrat une
pensée cohérente, voire intransigeante sur certains points. Mais « lorsqu’une vive persuasion vous anime, le
moyen d’employer un langage glacé ? »
(Rousseau[31]). Au demeurant, quel intérêt
présenterait un ouvrage totalement aseptisé ? Ne faut-il pas écrire
seulement lorsque l’on a quelque chose à dire, des idées personnelles et des
opinions affirmées ? Il est vrai, qu’à ce compte là, il paraîtrait sans
doute peu de livres...
Je ne sais plus quel
auteur affirmait que relater ou conter, n’est jamais que conte redire, qui s’écrit aussi contredire.
Tout écrit suscite des critiques ; a
fortiori celui-ci, qui ne reflète pas la « pensée unique »
dominante[32]. Au demeurant, j’ai cherché à
exposer mes idées de façon nuancée et argumentée (d’où le nombre élevé de
références que le lecteur pressé sautera), sans « diaboliser » mes
contradicteurs (malgré mon tempérament assez entier, qui me vaut de solides
amitiés... et autant de violentes animosités ; mais peut-être n’est-il
possible d’avoir de grands amis qu’en ayant de grands adversaires !). En
contrepartie, je demande à autrui une généreuse ouverture d’esprit et de cœur à
la pensée exprimée dans cet ouvrage, peut-être un peu de bric et de broc, qui s’égare
parfois hors des sentiers battus. Bannissez cette espèce d’intolérance
rampante, cette insidieuse dérision, si répandues aujourd’hui, qui dénient aux
intellectuels la liberté de mettre en œuvre la fine pointe de leur esprit, en
les affublant ex abrupto d’étiquettes
préétablies et méprisantes. Mieux vaut examiner à fond, pour ensuite contester
en profondeur. Un auteur est toujours heureux de recevoir des critiques
argumentées[33], même acérées, lorsqu’elles lui
permettent de progresser vers la vérité. L’esprit de cet essai, tel qu’il vient
d’être esquissé, explique qu’il constitue sans doute des sortes de mémoires d’une vie incertaine, pour
reprendre le titre d’un beau livre posthume de Marcel Brion[34], notamment parce qu’il laissera
transparaître, mes goûts, mes opinions, mes amitiés... Ses propos, le plus
souvent doctrinaux, seront parfois de nature sapientielle lorsqu’ils se
généraliseront en une sorte de méditation et de conseil : qui lira
verra !
Ce livre est
assurément daté dans le temps, et dont l’auteur est situé dans l’espace.
Cependant, il se veut pour partie intemporel, par ses thèmes, son approche, son
style ; et aussi, par le fait qu’il soit hors normes (hors
modes ?) : contrairement à tant d’ouvrages des « sciences
humaines », il ne comporte ni graphique, ni tableaux, ni passages
encadrés, ni statistiques et peu de chiffres... Est-ce possible ?
Un passé et une culture
Mes écrits
antérieurs, dont plusieurs tournaient autour de la question, ont été mis à
contribution[35], pour ne pas démentir Mallarmé,
selon lequel « Tous les livres
contiennent la fusion de quelques redites comptées »[36]. Celui-ci est le fruit d’une
réflexion intermittente, d’une rumination persévérante, poursuivies depuis plus
d’une décennie, sous des aspects partiels mais convergents ; il constitue
donc une œuvre de longue haleine : tout le contraire de la « pensée
minute » (selon l’expression de Gilles Deleuze). Heureux ceux qui
parviennent à écrire un livre en quelques mois, même en une année ! Je les
envie... Au demeurant, je ne suis pas loin de croire, comme Bergson, qu’un
« philosophe digne de ce nom n’a
jamais dit qu’une seule chose : encore a-t-il cherché plutôt à la dire qu’il
ne l’a dite véritablement ». Ensuite, j’ai jugé utile de mentionner d’innombrables
ouvrages récents, de toutes sortes, pouvant permettre au lecteur de poursuivre
sa réflexion sur des thèmes abordés ou effleurés, surtout hors du Droit, car
pour ce dernier je le crédite d’être plus au fait. Enfin, le lecteur a déjà
rencontré, dès les premières pages, des citations
d’auteurs non juridiques. Et il en trouvera beaucoup d’autres dans la suite des
développements[37].
Le sujet s’y prête
particulièrement, ne relevant pas de la pure technique
juridique. Du reste, c’est
pour moi une seconde nature. Et si, quant j’ai commencé
à écrire en Droit il y
a déjà plus de quarante ans, ce procédé
était considéré comme une singularité
malencontreuse, qui me fut reprochée, les temps ont
changé : J’ai
maintenant de nombreux émules, ce qui m’encouragea
à persévérer. Il m’a fallu
pratiquer une sorte de censure, pour éliminer maintes formules
que je
souhaitais transcrire ici, faisant feu de tout bois, au risque de
transformer
ce texte en une sorte de mosaïque, me souvenant que celui qui ne
sut se borner
ne sut jamais écrire, comme le disait Boileau (malgré
Valéry, professant que
« dans l’économie de l’esprit, l’épargne
est ruineuse, les prodigues s’accroissent »[38]). Je trouve un réconfort à m’abriter
sous l’autorité d’auteurs très divers, de toutes époques, d’horizons très
variés, souvent illustres, parfois plus obscurs mais dont une pensée m’a paru
particulièrement juste ou féconde, et auxquels je suis souvent lié par une
affinité élective. Il ne s’agit pas de briller, grâce à eux, de « feux empruntés » (pour reprendre un
mot de Proust[39]), mais de renforcer la
proposition que la citation vient éclairer d’une lumière indirecte, qui vient d’ailleurs,
aliena luce.
Florilège en « abyme »
Autant commencer
maintenant par un petit florilège très éclectique et en « abyme », de
citations sur les citations, de même que les peintres baroques aimaient peindre
des tableaux se reflétant à l’infini dans des miroirs. Dans un texte un peu
austère, comme l’est nécessairement un ouvrage didactique, une phrase empruntée
détend l’atmosphère et apporte un peu de fraîcheur, surtout si elle arrive
comme « mars en carême » : « Une longue citation dans le cours d’un récit est une île pleine de
monuments » (Joubert[40]) ; un voyageur au long
cours est heureux de les rencontrer. Au demeurant, leur rôle est divers :
« Il y a des citations dont il faut
faire l’usage pour donner au discours plus de force, pour y ajouter des tons
plus tranchants ; en un mot, pour en fortifier les pleins. Il en est d’autres
qui sont bonnes pour y jeter de l’étendue, de l’espace et, pour ainsi dire, du
ciel » (id.). Le fait même
qu’une phrase soit entre guillemets, signe d’un corps étranger incorporé à nos
dires, « élargit l’horizon
intellectuel [que l’auteur] trace autour du lecteur » (V. Larbaud[41]). Une citation, en tant que
choix « est déjà de la pensée »,
et un recueil d’extraits est « une
méthode modeste et délicieuse pour apprendre à penser » (J. Guitton[42]) et à écrire. De plus, lorsqu’elle
est exprimée sous forme d’un axiome concis, comme un éclair de pensée, elle
permet de « posséder beaucoup de
richesses dans le creux de la main » (id.[43]). Diderot définissait l’aphorisme
de manière comparable, comme étant « en
droit et en médecine, de courtes maximes dont la vérité est fondée sur l’expérience
et la réflexion, et qui en peu de mots comprennent beaucoup de sens »[44]. « Les paroles des sages sont des aiguillons ; et, rassemblés en un
recueil, elles sont comme des clous plantés » (Eccl. 12, 13[45]). Elles sont « les bibliothèques de la mémoire » (saint
Thomas d’Aquin). Et encore, un véritable créateur ne perd jamais une occasion d’évoquer
ses maîtres et de se référer à eux, in
verba magistri. Leurs ouvrages sont remplis d’extraits choisis (voyez
Montaigne qui en donna même une sorte de théorie dans plusieurs passages des Essais, Stendhal ou Proust, sans compter
Chateaubriand qui pratiqua plutôt l’auto citation). « Citer les gens que l’on aime, c’est proclamer la famille spirituelle à
laquelle on appartient, c’est s’inscrire dans la lignée. Publier ses
admirations est le propre d’une âme noble, et les auteurs qui répugnent à citer
leurs aînés, par crainte de paraître moins originaux, sont toujours des médiocres » (G. Matzneff[46]). « On ne devient soi-même qu’à travers autrui » (Marcel Brion).
Enfin, il est parfois commode, pour se faire mieux comprendre, de recourir à
une citation ; « car les
auteurs que je lis finissent par appartenir à mon ciel propre, à mon
vocabulaire intellectuel, comme mon expérience, mon passé, mes actes ou mes
idées. [...] Je semble citer, je parais me réfugier derrière une autorité, mais
je m’exprime. Les idées sont comme les atomes d’Épicure : elles s’agglomèrent
au hasard des rencontres, s’agitent, se séparent ou s’accordent. Elles forment
les mondes qui composent l’univers. [...] Se méfier de ceux qui ne citent
personne » (J. Drillon[47]). Faut-il préciser que, grand
lecteur s’il en est devant l’Éternel (depuis la jeune enfance), et toujours
avec la discipline d’avoir un crayon sous la main, les phrases d’auteurs déjà
citées, ou qui le seront plus loin, furent toutes recueillies au cours de mes
lectures[48], butinées pour produire mon
miel, et non puisées dans un des ces dictionnaires spéciaux qui se multiplient[49], à mesure que la lecture recule
(comme l’appel à la morale suit une diminution de celle-ci)... D’où je
gage que ce seront rarement des morceaux attendus.
Théorie et pratique
Cet ouvrage est
marqué du sceau de la doctrine : Il est une réflexion théorique, patiente
et laborieuse, sur un secteur de l’activité humaine mais engagée dans maintes
directions complémentaires (ma recherche a été « transversale ») ;
il constitue une tentative de synthèse sous formes de principes pour l’action,
fondées sur des convictions sans doute, mais aussi sur des connaissances. Pour
autant, il n’est pas « déconnecté » de la réalité, ne se bornant pas
à de simples spéculations verbales. La connaissance, abstraite et générale, n’est
complète que par sa plongée dans la
praxis, l’action, où se vérifie sa pertinence. Je montrerai donc des
applications des idées émises, quelques unes des difficultés qui surgissent, et
qui rendent la tâche de l’homme d’affaire vertueux particulièrement
délicate... C’est un livre « engagé », ne se contentant pas d’idées
générales, osant même présenter des avis et des conseils précis aux acteurs
économiques (mais sans avoir la prétention de donner des leçons). Cet essai est
peut-être aussi un manifeste pour une
éthique des affaires et du management au XXIe siècle (qui commença le 1er
janv. 2001). Il envisagera successivement les contours de l’éthique des affaires et du management puis ses atours (en entendant par là sa
consistance).
IRE
PARTIE. – LES CONTOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT
La lumière jaillit peut-être
d’une étincelle. Mais il n’en va pas de même dans le monde des concepts. Elle
implique un long cheminement, commençant très humblement par une recherche du
sens précis des mots employés : le langage structure la pensée de celui
qui l’emploie ; il sera alors possible de tracer les priorités de l’éthique
et d’en indiquer les organes.
CHAPITRE 1. – Le sens des mots
Le Droit est une langue,
et une langue de précision ; d’où tout juriste est peu ou prou un
linguiste[50]. Il aime à définir les termes qu’il
emploie, et est dans la nécessité d’agir de la sorte. Du reste, le quid (qu’est-ce
que c’est) n’est-il pas
à la base de toute réflexion ? Définir permet
non seulement d’enserrer l’objet
en cause mais aussi d’en déceler la finalité. Il me
sera peut-être pardonné de
commencer par cet exercice, en cherchant le sens des trois termes du
sujet qui
m’a été confié (du moins tel que je
l’ai interprété) : les affaires, le Droit
et la morale (ou l’éthique, puisque je tiens ces deux
termes pour synonymes),
en espérant éviter de définir l’obscurum
per obscurius (l’obscur par le plus
obscur).
L’humanisme
Mais,
en dehors même de la trilogie annoncée, qui sera la trame sur laquelle je vais
soliloquer, d’autres vocables méritent peut-être, sinon une définition en
règle, du moins une brève précision préliminaire, pour éviter des malentendus,
alors qu’ils seront perpétuellement en arrière plan de mon exposé. Je me
référerai souvent à l’humanisme, bien
qu’il soit démodé, ayant subi les assauts d’un Foucault ou d’un Wittgenstein,
sauf chez les chrétiens (où il se fonde sur une métaphysique) ; c’est que
je crois que l’homme est le principe et la raison dernière de toute réalité.
Alors que l’Église catholique s’était figée à partir du XIIIe siècle dans le dualisme corps-âme,
dans lequel l’Occident s’enferma depuis Descartes (opposant l’âme au corps
comme étant un « pilote dans son navire »), et une dépréciation du
corps[51], l’humanisme dont je me réclame
se fonde sur une anthropologie ternaire ; fondamentalement et de façon
indissociable, corps, âme et esprit[52]
(mais aussi,
plus humblement en saisissant sur le vif les moyens de l’activité humaine, le cœur, la langue et les mains[53]). À cet égard, ne me paraît pas
heureuse l’expression courante de main d’œuvre pour désigner les salariés,
surtout ceux qui ont les tâches les plus pénibles physiquement et souvent les
plus ingrates (Pierre Reverdy intitula un de ses poèmes « Hommes de main, hommes de peine »).
La main est une des particularités majeures et des plus nobles de l’homme, qui
lui a permis de devenir ce qu’il est (car il est « l’instrument des
instruments », disait saint Augustin, organum
organorum). Et, au fond, toute œuvre humaine est dans une certaine mesure
manuelle : « ce sont toujours
et partout nos mains qui œuvrent, même quand elles ne travaillent pas »
(J.-L. Chrétien[54]). Heidegger poussant loin cette idée affirmait que jusqu’à la pensée
est œuvre de la main, Handwerk[55]. « Les mains pensent et la pensée manie : c’est l’humanité même de l’homme »
(J.-L. Chrétien, op. cit., p. 120). À l’inverse, le travail manuel suppose
de la pensée, et est une extériorisation de celle-ci.
La personne et la personnalité
Comme être moral, l’homme
est une personne. Une des plus
profondes définitions de ce mot reste celle de Boèce (mort en 524), même si
elle n’en épuise pas sa profondeur (et alors qu’en réalité il la donna en méditant
sur le mystère de Dieu) : « une
substance individuelle de nature raisonnable » (susbtantia individualis naturæ rationis[56]). Chaque terme de cette formule
a un riche contenu. Substance :
La personne est une réalité en elle-même, et est incarnée dans son corps qui la
constitue (dont on ne peut la dissocier, mais dont elle ne dispose pas comme
d’une chose extérieure[57]). Individuelle : la personne est un être unique, se considérant
comme « un moi », ayant une fin en soi et une fin propre
(contrairement aux choses), libre et responsable, tout en étant intégré dans
une communauté ; de plus, l’homme n’est pas un exemplaire d’une espèce (un
simple individu), comme peut l’être un cheval ou un chien : Il est une
totalité, ayant un caractère universel, de sorte qu’il contient toute l’humanité[58]. Raisonnable : À la différence des animaux et des autres choses
la personne est douée de raison, de par sa nature spécifique (reçue de l’esprit),
qui dirige ses pensées et organise ses actions.
En outre, chacun n’existe
qu’en relation avec autrui, de deux façons : par l’altérité, qui nous structure, dès l’enfance et toute notre
vie : il y a « moi », « toi », « lui », etc. ; et parce que nous sommes
tous reliés les uns aux autres (les membres du corps social sont
interdépendants et complémentaires). Et nous entendons être reconnus et respectés, comme nous devons reconnaître et respecter autrui. D’où
il est inadmissible de considérer quelqu’un comme un moyen ou un instrument
(nous verrons qu’il est des employeurs oubliant ce principe de base), de même
que réduire un être à sa position sociale ou à sa profession et, a fortiori, d’opérer soi-même cette
identification (lorsqu’elle existe elle explique le drame que constitue la
rupture de cette identité artificielle, par le chômage [indépendamment de son
aspect économique], la retraite, la mise en examen, le divorce, etc.). Seul le christianisme connaît le
concept de personne, qui s’enracine dans la réalité du Dieu trinitaire (alors
que le mot n’existe pas en arabe, langue du Coran[59]).
Enfin,
la liberté
caractérise l’homme : il n’est pas
prédéterminé (j’y reviendrai souvent,
à
la suite d’une longue tradition, illustrée notamment par
Basile de Césarée, saint
Jean Chrysostome, Tertullien et surtout saint Augustin) ; et il
est dotée
d’une merveilleuse capacité à croître,
à changer. La personne est toujours en
devenir, dans un dynamisme créateur, fruit de l’esprit et
grâce aux relations
interpersonnelles. Au fond, à sa naissance, l’homme
n’est qu’un individu, qui
devient ensuite une personne au sens plénier que je viens
d’écrire, et ne cesse
de le devenir, comme aimanté par sa finalité qui
l’attire.
Tout en restant très
proche, le concept théologique et philosophique de personne ne se confond pas
avec la personnalité, qui est polysémique. En premier lieu, la personnalité
présente un aspect psychologique et mobile (évolutif), la manière dont quelqu’un
se saisit comme un sujet particulier, distinct des autres, ses traits de
caractère, qu’il essaie (éventuellement) de modeler par un effort de volonté.
Elle est en second lieu une notion d’ordre sociologique, la façon dont autrui
nous perçoit, l’originalité qu’il nous attribue : « notre personnalité sociale est une création
de la pensée des autres » (Proust). Enfin, il existe la personnalité
juridique, c’est-à-dire l’aptitude et la vocation à être sujet de droit.
Maurice Hauriou eut des accents lyriques pour la décrire : « La personnalité juridique individuelle nous
apparaît continue et identique à elle-même ; elle naît avec l’individu ;
elle est du premier coup constituée ; elle demeure toujours la même pendant l’existence ;
elle soutient sans défaillance, pendant des années, des situations juridiques
immuables ; elle veille pendant que l’homme sommeille ; elle reste
saine pendant qu’il déraisonne. Sur cette physionomie agitée, tumultueuses,
bouleversée par tous les caprices et toutes les passions, qu’est la face volontaire
de l’homme, le Droit a appliqué un masque immobile »[60]. Le mot de masque n’est pas venu
fortuitement sous la plume d’Hauriou. Il est en effet traditionnel d’affirmer
que le mot latin persona désignait
primitivement le masque des acteurs (qui révélait le caractère des personnages)
puis, par extension, les acteurs eux-mêmes. Cette explication est exacte, mais
doit être nuancée : les masques en question furent primitivement ceux qui
étaient moulés sur le visage des morts[61], pour vouer un culte à leurs
mânes, et sans doute aussi ceux des participants à des cérémonies religieuses,
notamment chez les Étrusques[62]. Du reste, en Afrique le masque,
tout en réaffirmant la vérité et la présence des mythes dans la vie
quotidienne, a souvent un rôle sacré[63]. Ainsi il renvoie à la nature
profonde de l’homme.
La conscience
La conscience[64]
a déjà été
invoquée dans les pages précédentes, et se rencontrera également assez souvent
sur notre chemin ; il s’agira toujours de la conscience morale (Geweissen), et non de la conscience
psychologique (Bewussein). Ah !
voici déjà apparaître une opposition : les développements suivants en
seront truffés. C’est que le monde se présente à nous, en première apparence,
sous la forme de dualité (le ciel et la terre, le liquide et le solide, le haut
et le bas, le mâle et la femelle, la gauche et la droite, etc.). Inhérente au réel, cette disparité « conditionne, en deçà même de la pensée, l’existence
de tout objet de pensée. [...] Dans chaque situation concrète, si complexe soit-elle,
elle extrait inlassablement du sens, et fait d’elle un objet de pensée en la
pliant aux impératifs d’une organisation formelle » (C. Lévi-Stauss[65]). Allez ensuite vous étonner que
les juristes affectionnent les plans en deux parties... La conscience morale n’est
pas un oracle, mais un organe (au
fond comme le langage, même si leur nature diffère), dans la mesure où elle est
une réalité de notre essence d’homme. Elle est le lieu de pénétration de l’absolu
et de l’universel dans notre finitude et notre temporalité. D’où nous avons
tous dans notre capital ce que les Anciens appelaient les semina virtutum, les semences des vertus. À cet égard, la
conscience doit donc être formée et éduquée, pour que ces semences donnent des
fruits appétissants, comme nous pourrons nous en rendre compte en la voyant à l’œuvre
(de même que nous avons appris à parler). « La nature ne donne pas la vertu : c’est un art de devenir un homme
de bien » (Sénèque, Lettres,
XC). Et comme l’homme vit en communauté, qu’il se construit par l’altérité, la
conscience est cum scire, savoir avec
(autrui), étymologiquement et profondément, c’est-à-dire percevoir les
principes universels, partagés par tous les hommes (que l’individu doit ensuite
interpréter, pour les mettre en œuvre
dans les circonstances concrètes et personnelles).
Section
I. – Les affaires
§
1. – L’éthique des affaires et le droit des affaires
Les
affaires : les bonnes et les malhonnêtes
L’expression « les
affaires » est ambiguë au possible, puisqu’aussi bien le public entend
surtout par là les malversations et autres compromissions de certains hommes
publics et de certains dirigeants d’entreprise. Nous retrouverons du reste ce
sens car, d’évidence, il intéresse l’éthique des affaires, en étant son
contraire, l’amoralisme qui se rencontre parfois. Mais, dans le titre l’éthique
des affaires, que le directeur de la collection m’a proposé, il est clair que
le mot affaire a un autre sens. Il est bien connu des juristes, plus
précisément des commercialistes, puisqu’il s’est acclimaté assez récemment pour
remplacer l’expression de droit commercial ou pour la compléter (« le
droit commercial et des affaires »). L’idée qui anime ses partisans est qu’elle
traduit les évolutions considérables que la matière a connues depuis la seconde
guerre mondiale. Elle déplacerait notamment l’accent des commerçants et leurs
activités professionnelles aux entreprises,
qui sont les agents de la vie économique. L’entreprise est en effet devenue la
clé de voûte des affaires. D’autre part, l’expression de droit des affaires
permettrait d’englober toutes sortes de questions qui ne trouvaient pas place
dans le droit commercial traditionnel (les aspects fiscaux, comptables, sociaux
[au sens du droit social], etc.). En
réalité, il me semble que l’expression nouvelle traduit surtout l’influence
considérable exercée par l’actuelle puissance dominante, les États-Unis, où le
mot business règne depuis longtemps.
Le
domaine de l’éthique des affaires
Un débat subsiste entre les
spécialistes sur la synonymie ou non des expressions droit commercial et droit
des affaires ; j’opinerai pour l’affirmative, par économie de moyens, car
cela n’emporte aucune espèce de conséquence pour la suite de ma réflexion. Pour
autant, l’éthique des affaires ne se limite sans doute pas au droit des affaires,
même si celui-ci est son principal terrain d’action, de sorte que j’aurai
tendance à m’y borner. Ainsi, l’éthique des marchés financiers ou l’éthique des
intervenants de l’internet ne relèvent pas à proprement parler du droit des
affaires, mais intéressent pourtant l’éthique des affaires.
§
2. – L’éthique des affaires et l’entreprise
L’entreprise,
unité économique
Quel
que soit le point de vue adopté quant à l’évolution de la terminologie, il est
certain que les acteurs principaux des affaires sont les entreprises. Au premier plan ou en arrière plan, elles seront
omniprésentes dans ce livre[66]. L’entreprise est un concept
économique, dont la signification précise demeure ambiguë. Paradoxalement, il n’existe
pas en France de véritable droit de l’entreprise : celle-ci est soumise à
toutes sortes de droits particuliers, mais elle n’a pas de statut juridique
propre[67]. Il est significatif que la loi
du 24 juin 1966 sur les sociétés ait complètement ignoré l’entreprise, alors
que l’objectif d’une société est nécessairement de conduire une entreprise[68], dont elle constitue « la
structure d’accueil ». L’entreprise n’est qu’une somme de contrats et de
droits de propriété[69]. Pour mon propos, je conviendrai
qu’elle est une unité économique,
dans laquelle sont groupés et coordonnés,
autour d’un projet à réaliser ensemble, les facteurs matériels et humains de l’activité
économique : essentiellement le capital et le travail ; elle
constitue le point de rencontre du capital et du travail, le passage obligé des
apporteurs de capitaux (les capitalistes[70]) et des apporteurs de matière
grise (les salariés) et de leur capacité de travail. Ces personnes sont
rassemblées dans une organisation
pour entreprendre une action commune, réaliser un objectif et poursuivre un
dessein. Par essence, l’entreprise est dynamique ; et, si elle cesse de l’être,
se contentant de rouler à la vitesse acquise, bientôt elle perdra pied et sera
condamnée à disparaître. En dehors du secteur tertiaire, elle implique souvent,
en amont, des fournisseurs.
Cependant, sa finalité véritable est en
aval : c’est la clientèle. La cause finale de l’entreprise n’est ni de
créer des emplois ni de faire fructifier un capital : il est le service de la clientèle, qui consomme
les biens qu’elle produit ou utilise les services qu’elle propose ; la
libre concurrence se justifie ainsi. J’y reviendrai à plusieurs reprises. Les
sociétés avaient quelque peu négligé cette perspective, durant les
« trente glorieuses » (selon la fameuse formule de Fourastié). Mais
elles y reviennent, signe parmi d’autres des retrouvailles de l’éthique. Ainsi
« les principes d’action » de Rhône-Poulenc
énoncent : « Nos clients sont
notre raison d’être. Nous devons être en permanence à leur écoute, anticiper
leurs besoins, et y répondre selon le principe de la qualité totale »[71]. Et le Président de Vivendi d’affirmer « notre seule raison d’être est notre capacité
à satisfaire le client final, c’est-à-dire le consommateur. Cela suppose un professionnalisme technique (innovation et qualité des techniques
déployées) ; un professionnalisme
du service (disponibilité et fiabilité) ;
et un professionnalisme économique (meilleur rapport qualité-prix) »[72].
La
fécondité de l’entreprise
L’entreprise
crée des biens et des services pour la collectivité ; elle gère des
emplois et, le cas échéant, répartit des bénéfices, ce qui est dans sa
vocation. En outre, elle est une communauté
(de travail) et, en même temps, à côté de la famille (premier lieu des
relations interpersonnelles, et donc de la transformation de l’individu en
personne), une des cellules de base
de la société (mais reconnue et définie par elle), un de ces indispensables corps intermédiaires. Comme telle, elle
est (dans l’idéal) un espace de liberté, de créativité, d’accomplissement de
soi et de fraternité, j’y reviendrai. C’est par l’entreprise que la majorité
des familles vont vivre et c’est en son sein que le salarié passera, durant sa
vie dite active, une bonne partie de son temps utile (même si elle a
considérablement diminuée depuis le début du XXe siècle). Elle a une triple
vocation. D’abord, de fécondité. L’entreprise
a une fonction productrice : elle est source de vie ; elle est
créatrice d’emplois, et la principale origine de la « richesse des
nations »[73] ; aiguillonnée par la
concurrence et l’appât (légitime) du profit, c’est surtout elle qui innove,
invente, produit et exporte. Ensuite l’unité
dans la diversité et la complémentarité de ses membres. Enfin, de coopération au bien commun du corps
social qu’est la nation (le Président de Vivendi
insiste sur « l’utilité sociale » du groupe, qui du reste « ne peut espérer réussir si l’environnement
dans lequel il opère se dégrade, et si pauvreté et exclusion se développent »,
op. cit., p. 20).
Autant
dire que l’entreprise ne peut pas susciter d’opprobre en elle-même (mais
seulement, le cas échéant, dans ses applications déviantes ; l’homme de
doctrine doit s’efforcer de les déceler, sous les apparences formelles
convenables, et de les dénoncer[74]). Ainsi, la Bible ne contient
nulle malédiction contre les entrepreneurs. Certes, le Christ a chassé les
« marchands du temple »[75] ; cependant, ce n’était
point en fonction de leur métier (ou de l’argent[76]), mais parce qu’ils exerçaient
leur négoce dans ce lieu saint, destiné à un tout autre commerce, celui des âmes,
entre les fidèles et Dieu. Quant à l’Église, loin de blâmer le négoce, elle
invite les commerçants à vivre chrétiennement leur état. Si vous êtes méchant,
la faute n’en est pas au commerce, mais à votre propre iniquité, disait à peu
près saint Augustin[77].
L’entreprise
est pour l’homme
L’entreprise présente de nombreux aspects :
techniques, économiques, commerciaux, sociaux, fiscaux, etc. Mais elle a aussi une dimension morale, qui est souvent
négligée ou, en tout cas, dont il n’est guère fait état. Pourtant, elle n’a de
sens, comme toute chose, comme l’économie, que si elle se réfère à l’homme. L’entreprise est pour l’homme et non l’homme
pour l’entreprise. Le capital, les moyens techniques, les biens corporels
ou incorporels (marques, brevets, logiciels, etc.) ne sont qu’un ensemble de choses au service de l’homme, des
instruments mis à sa disposition. Autrement dit, l’économisme doit soigneusement être banni à l’avantage de l’humanisme.
La rentabilité, la productivité, le marketing,
la publicité, etc., autant d’éléments
à prendre en considération, mais qui doivent être ordonnés à une fin supérieure
(le bien commun) et subordonnés à la seule référence qui vaille, l’homme encore
une fois (le client d’abord, le salarié ensuite). Lorsqu’elle affiche des ambitions
sociales, l’entreprise est parfois appelée depuis quelques années, de façon
ridicule, l’entreprise citoyenne (un concept vide de sens, un vrai flatus vocis).
L’entreprise
est par l’homme
Mais
si l’entreprise ne vaut que pour l’homme, elle
ne fonctionne que grâce et par des hommes, ses apporteurs de
capitaux, ses
dirigeants et ses salariés (toutes catégories que nous
retrouverons) ; d’où
c’est par un raccourci anthropomorphique que, me conformant
à l’usage, j’ai
parlé de l’éthique des entreprises (ou des
affaires, qui est le titre qui m’a
été proposé pour cet ouvrage) : à
proprement parler, il n’est d’éthique
que personnelle (j’y insisterai bientôt),
qu’émanant de véritables personnes,
ce que ne sont pas les personnes « morales »
(elles n’ont qu’une réalité
technique). Dès lors, en stricte logique, il conviendrait de
toujours dire et
écrire « éthique des
entrepreneurs » ou des « hommes
d’affaires ».
Cette observation terminologique et conceptuelle est
fondamentale : je la
sous-entendrai lorsque j’utiliserai les expressions usuelles,
mais
approximatives, d’éthique des entreprises ou
d’éthique des affaires.
Section
II. – Le droit
§
1. – L’art du droit
Le mot de droit est
entré dans le débat, par le biais de l’expression de droit des affaires. Comme
je l’ai signalé, j’aurai tendance à centrer mes développements sur cette
discipline (du fait de ma formation et de mon métier), tout en effectuant de
nombreuses incursions en dehors de ses frontières (du reste mal déterminées),
principalement dans le management. Aussi, il me paraît opportun de nous arrêter
quelques instants sur le mot de droit,
pour connu qu’il soit. Trop connu peut-être, de sorte qu’il ne suscite plus la
réflexion de la plupart de ses utilisateurs, et il est sans doute usé par des
emplois malencontreux. Cependant, je ne perds pas de but l’objectif de cet
ouvrage, si bien que je me contenterai de rappeler quelques aspects utiles pour
mon propos, sans avoir l’ambition d’offrir une introduction au droit, ni même
un résumé de celle-ci : je renvoie aux nombreux et excellents ouvrages
publiés sous ce titre par tous les éditeurs juridiques[78].
Ce paragraphe porte
le titre l’art du droit : il s’agit
d’une profession de foi, marquant que pour moi le droit n’est pas une science
(j’y reviendrai). Art est ici entendu au sens d’une méthode, d’un ensemble de
procédés d’élaboration des règles, de leur interprétation et de leur
application (l’expression l’homme de l’art
relève de ce sens). Tel est le motif pour lequel je signe toujours professeur à
la Faculté de Droit (d’autant que la mienne a été fondée en 1229), et jamais à
l’Université des sciences sociales de Toulouse I. Le juriste est un créateur,
puisque son rôle principal consiste à trouver des solutions[79].
Ce que je dis du droit vaut
également pour l’économie : un signe en est
que, dans ce domaine, les
prévisionnistes se trompent avec une constance admirable, les
derniers exemples
ayant été donnés à propos des pays
« émergents » et la récente crise
asiatique ! Le Droit participe aussi de l’art dans son
deuxième sens,
comme relevant du domaine de l’esprit et en tant que
création régie par un
idéal esthétique[80]. Le droit le plus parfait est
beau (et juste). Déjà Platon considérait que la justice renvoyait à la justesse
qui est équilibre, faisant surgir la
beauté[81]. La justice est assimilée à l’harmonie,
dont la propriété majeure est le beau (to
kalon) ; et le beau est associé au bien (to agathon) : il a donc une valeur morale[82]. Le droit assure l’équilibre
entre hommes libres, arbitre leurs intérêts, ordonne, harmonise et pacifie
leurs rapports (naturellement conflictuels) : il apporte l’ordre et la
paix d’un modus vivendi harmonieux.
Kant disait à peu près que le droit est l’empire de la liberté réalisée.
Le droit positif est
composé au premier chef des règles générales supplétives ou obligatoires,
émanant des pouvoirs constitués (lois, ordonnances, décrets, arrêtés). Mais la vie s’introduit impétueusement dans ce
majestueux édifice, dont elle détruit l’ordonnance. S’ajoutent en effet à la
réglementation (au sens large) la coutume secundum
legem et præter legem (par renvoi
de la loi, ou en l’absence de loi), voire contra
legem (contre la loi, mais à condition qu’elle ne soit pas impérative[83], sauf ad favorem, c’est-à-dire dans la mesure où elle est plus favorable
que la loi aux intérêts de ceux que celle-ci entend protéger) ; et la
jurisprudence (qui, lorsqu’elle est fixée, étant devenue
« constante » selon l’expression consacrée, s’incorpore sans doute à
la coutume), dont l’apport au droit français a été considérable (contrairement
à ce que s’imaginaient, dans leur naïf enthousiasme, les auteurs des codes
Napoléon et leurs premiers commentateurs). Enfin, et c’est là en réalité que je
voulais en venir, de la pratique,
notamment des affaires : elle fournit « des règles du jeu de la vie sociale, ou, plus précisément, les règles
du jeu dans le groupe social des opérateurs économiques. [...] La pratique
secrète donc du droit sans le secours du législateur et du juge » (B.
Goldman)[84]. Ces pratiques relèvent aussi de
la coutume (s’ils en présentent les traits), d’une coutume particulière,
limitée à un milieu professionnel plus ou moins restreint ; pour cette
raison elles sont nommées les usages[85] (avec l’idée qu’ils sont de rang
inférieur). Leur aire géographique est plus ou moins étendue : une ville,
une région, un pays (ce qui peut soulever des conflits d’usage). Ils
représentent « la mémoire collective
de l’autonomie de la volonté dans les professions » (J.-L. Sourioux[86]). Mais certains d’entre eux sont
internationaux (et participent à la lex
mercatoria internationalis, qui n’est pas admise par tous). Les usages s’imposent,
au moins aux professionnels[87]. Il faut y inclure les tours de
main, les savoir-faire, en somme tout ce qu’il est habituel de désigner par les
règles de l’art[88] ; elles sont en même temps
des règles juridiques, car elles obligent : elles sont prises en
considération par les tribunaux (étatiques comme arbitraux) pour apprécier d’éventuelles
défaillances contractuelles.
Le droit est un mot
polysémique, mais de façon limitée car, sans autre précision, il ne vise que le
droit objectif ou le droit subjectif. Seulement, maints adjectifs lui sont
traditionnellement accolés, qui compliquent la tâche. Mais ce n’est qu’apparence,
du moins pour nous, car une seule autre expression est intéressante pour la
suite des développements, celle de droit
naturel. Il est vrai que c’est aussi la plus obscure et la plus
controversée.
A.
– Le droit naturel
La nature : du « bon
sauvage » au principe de l’activité humaine totale
La difficulté de l’expression
« droit naturel » réside pour partie de l’ambiguïté du terme de nature, entendu de façon différente par
les uns et par les autres : de l’intérêt des définitions ! Pour nos
contemporains, il signifie le monde extra-humain (le cosmos), matériel,
observable, mesurable, ainsi que le corps de l’homme (c’est-à-dire sa partie la
moins spécifique, mais qui ne peut s’en dissocier : la personne est une
unité) ; et par notre état naturel, la situation primitive de l’homme des
bois, du « bon sauvage », avant la naissance de la civilisation.
Alors que, dans une vue traditionnelle, le mot de nature, appliqué à l’être humain
est une réalité englobante : elle désigne « soit les exigences éthiques conformes au vouloir originel de Dieu
créateur de l’homme soit, et c’est l’acception thomiste, le principe de l’activité
humaine totale, corps et âme » (J.-M. Aubert[89]), incluant la liberté (et donc
la responsabilité). La nature (physis
plus que natura) exprime ce qui est
essentiel de l’être, un fonds commun à tous les hommes, objectif et immuable,
se traduisant par un comportement spécifiquement humain, même dévoyé ;
car, en définitive, la nature d’une chose est ce qu’elle est en elle-même, dans
son essence. Un agnostique, voire un athée[90], peut avaliser ces formules :
il lui suffit d’en modifier certains mots. Du reste, certains auteurs
contemporains ont retrouvé ces soubassements éternels de l’homme, avec une
formulation renouvelée. Pour M. Jacques Wilson[91], l’homme n’est pas tel une page
blanche, vierge de toute écriture : il vient au monde avec dans ses gènes
toutes sortes de virtualités qui sont communes à l’espèce, notamment le sens
moral[92] ; celui-ci comprend la
conception innée de ce qui est bien et mal, du devoir, de l’équité, de la
sympathie, etc.
Ces précisions
terminologiques données, le droit naturel bien entendu implique un soubassement
relatif au sens de l’homme ; « car
la nature est seconde et n’est que l’expression de la personne qui est constitutive de la vraie
réalité de l’homme, de la personne comme
le principe premier et plus profond
qui inspire cette nature » (J.-M. Trigeaud[93]). Aussi, fondamentalement, le
droit naturel est un concept laïc, bien qu’admis par les catholiques. Mais il est
repoussé par les protestants : pour eux, notamment Karl Barth[94] ou Jacques Ellul, il est
antinomique avec leur foi, car il apparaît comme un affadissement de l’initiative
salvatrice venant de Dieu ; le droit naturel serait une éthique de l’être qui précède, alors que l’éthique
de Barth est celle de la destination qui
attend (une vue eschatologique[95]).
Les bases immuables du droit
naturel
À en revenir au droit
naturel, il est l’expression des valeurs fondamentales dont toute vie en
société impose l’observance. Il se découvre grâce à la recta ratio, à la raison droite ; elle cherche à déterminer la
nature des choses (ou, plus exactement, la nature de l’homme), et ce qui est
parfaitement juste, en respectant chaque personne dans son individualité. La
raison a partie liée avec le droit naturel[96]. Même si les conséquences du droit naturel peuvent
varier selon les circonstances, les temps et les lieux (par là il est mouvant),
sa base
est immuable et
universelle : elle est comme attachée à
l’humaine condition ; d’où l’appellation
de ius gentium (droit des gens) que
lui avait donné les Romains. Au fond, c’est le seul vrai droit, celui qui n’entre pas dans cette définition étant
artificiel et arbitraire (comme, pour les romains, le ius civile, propre à chaque civitas,
à chaque cité). Par exemple, lorsqu’une « procréation médicalement
assistée » est intervenue avec tiers donneur, du consentement de l’autre
membre du couple que celui dont proviennent des gamètes[97], mais que ce dernier ne
reconnaît pas l’enfant qui en est issu, la paternité est judiciairement
déclarée (C. civ., art. 311-20, in fine) ;
cette déclaration, pour judiciaire qu’elle soit, est mensongère et contrevient
au droit naturel. Aussi le juste ne se
limite pas au droit positif[98]. Et le droit naturel constitue
une sorte « d’instance critique » à l’égard de ce dernier. Comme le
Prophète de l’Ancien Testament, il ne cesse de rappeler que les lois humaines
ne sont pas des absolues, qu’elles sont dominées par la transcendance : le
droit ne peut trouver son soubassement en lui-même. Le droit naturel, fondé sur la nature des choses, n’a rien de
spécifiquement chrétien[99] ; en revanche, la loi naturelle, liée à la nature de l’homme,
est une vue qui suppose la foi, car elle « est une participation de la créature à la Loi éternelle » de
Dieu (saint Thomas d’Aquin[100]).
Va et vient du droit naturel
L’histoire du droit
naturel n’est pas linéaire. Après avoir connu ses heures de gloire, durant l’Antiquité
et le premier Moyen Âge, il fut cantonné à partir de la fin du Moyen Âge au
droit international public. Une période de disgrâce totale du concept commença
vers la fin du XVIIIe,
suivie d’une sorte de renaissance au début du XXe siècle, mais sans qu’il obtienne
jamais l’assentiment de la majorité de la doctrine juridique. Cependant, il
connaît actuellement une nouvelle fortune, assez inattendue, sous une nouvelle
étiquette, celle des Droits de l’homme (V. infra).
Ce qui montre bien que le droit naturel est doté d’une puissante force
créatrice, lui permettant de découvrir de nouvelles applications de son
tréfonds immuable. D’où, par définition, un droit naturel « est antérieur à sa reconnaissance par la
société politique » (Jean-Paul II[101]). Il a un avenir[102].
B.
– Le droit normatif
Hiérarchie des valeurs
Il est traditionnel
(et exact) d’affirmer que le droit (objectif), constituant l’ordre juridique,
organise et régit la vie sociale. Il est l’élément tiers s’interposant entre
les hommes, et donc une condition de l’altérité ; or, c’est dans sa
relation à l’autre que l’individu appréhende son autonomie : esse est coesse (Gabriel Marcel). De plus,
le droit est coercitif, puisqu’une sanction étatique est attachée au respect de
ses prescriptions : Gladius legis
custos (le glaive est gardien des lois). Dès lors le droit n’est pas neutre mais normatif : il établit une hiérarchie
des valeurs et indique une voie (ce qui suppose que la loi se contente de
donner quelques principes fondamentaux et généraux, sans descendre dans les
détails, et sans vouloir embrasser toute la vie des citoyens dans d’innombrables
prescriptions). Dans la mesure où le droit est normatif, il est lié à la
morale, un des objets de notre étude. Du reste, plus fondamentalement, le droit
n’est pas une science[103], contrairement à une opinion
généralement reçue, même s’il utilise certaines techniques et constitue un
savoir organisé, dont la doctrine tente de montrer la cohérence. Le droit est
un art, celui du bon et du juste (ius est ars boni et aequi, selon la
définition de Celse[104]), nécessitant un savoir-faire ;
c’est-à-dire, d’une part la capacité à discerner ce qui est bien et, en même
temps, ce qui revient exactement à chacun en toute justice (ius suum cuique tribuere, disait Ulpien[105]), que cela lui agrée ou non (par
exemple être condamné à payer sa dette).
L’homo juridicus
Le droit tel que je l’ai défini
est normatif et dissuasif : il
impose des choix, propose des fins, dicte une attitude. Par exemple, le poids
de la responsabilité subjective incite les citoyens à « penser » leur
conduite, à en écarter les fautes, autant que faire se peut. L’anticipation de
l’effet éventuel du droit agit sur sa conscience, et le maintient dans un état
de plus grande attention. L’homme responsable, l’homo juridicus, aiguise sa vigilance (éthique), car il a mémoire du droit. Avant d’agir, il s’interroge,
en conscience, sur les conséquences pour le corps social de ses actes. Cet
examen n’est pas le fruit d’une morale personnelle ; il ressortit de la
raison (recevant sa lumière de l’esprit), constatant notre insertion dans une
communauté. Encore une fois, dans l’action, la conscience accompagne la
responsabilité.
Contre le positivisme
En ce sens, le vrai
droit ne doit pas être confondu avec ce qui est ; cette erreur assez
répandue est le positivisme juridique[106]. Il est la marque de l’esprit de fermeture des « sociétés closes »[107], qui s’en tiennent à la surface
des choses, aux situations acquises, en oubliant les valeurs et les principes
fondateurs. Déjà Abélard prescrivait de ne « jamais faire prévaloir la coutume sur la raison et de rien maintenir
parce que c’est la coutume, non parce que c’est la raison. Il faut se régler
sur ce qui paraît bien, non ce qui est en usage »[108]. L’exigence fondamentale,
adoptable par le droit, est celle de la vérité, « celle de son intelligibilité, à travers un sens objectif et universel »
(J.-M. Trigeaud[109]). La loi n’est légitime que si
elle sert l’homme (c’est toujours notre même chanson) : la légalité est en
soi insignifiante.
C.
– Le droit raisonnable
Ni irrationnel ni purement
rationnel
En outre, en tant que
fruit de l’intelligence humaine, donc d’êtres doués de cette raison citée par Abélard, la règle
juridique implique une interprétation téléologique (la recherche de l’intention
du législateur, sans s’arrêter à la lettre de la loi) ; en complément et à
défaut, son interprétation doit elle-même être guidée par la raison[110] et le bon sens (qui n’en n’est
qu’une variété, une raison incarnée, éprouvée par l’usage). Jean-Paul II a
tenté d’établir les liens entre la foi et la raison (Encyclique Fides et ratio de septembre 1998) ;
il faudrait maintenant démêler les liens de la raison et du droit, la médiation
obligée de la première, Jus et ratio
(sinon jus est ratio). D’une façon
générale, toute lecture en profondeur et en vérité cherche l’intelligence
intérieure des textes, « interioris
intelligentiae ratio », selon la célèbre consigne d’Hilaire de
Poitiers[111]. Le juriste se garde de deux
dangers au regard de la raison. D’une part, l’irrationnel
impulsif (et son exploitation) qui progresse actuellement (sous l’apparence
des sectes, de l’internet [« devenu
une sorte de démiurge universel au point qu’on lui rende une sorte de culte »
P.-M. Coûteaux[112]]), des ventes par
correspondances avec leurs loteries, des jeux dont le loto, même de la médecine
à laquelle les patients demandent une éternelle jeunesse et beauté, etc.). À l’opposé, le rationalisme, qui refuse tout élément
inexplicable par la raison raisonnante[113] ; or, il est un irrationnel
estimable, que je qualifierai de spirituel pour l’opposer à l’autre : un
chrétien, peut-être un humaniste, ne se contente pas de la raison comme
instrument de connaissance, il en appelle aussi à l’esprit (intellectus), qui reflète l’amour et le
rattache à la transcendance. La pensée de John Rawls[114], qui a connu un succès
considérable, me paraît pécher de ce côté, lorsque cet auteur prétend que la
justice est à construire, par un choix raisonnable indépendamment de tout bien
commun présupposé, n’étant pas une valeur en soi (mais il est vrai qu’il donne
cette vue lorsque la vertu de justice s’applique aux institutions plus qu’aux
individus).
D.
– Le droit et la morale
Opposition nuancée
Une des idées les plus répandues
parmi les juristes est la distinction de la morale et du droit[115], singulièrement du droit des
obligations, voire leur opposition, même si celui-ci est sous-tendu par une
certaine vision morale, et s’il arrive que des règles morales montent à la vie juridique, comme Ripert
l’a magistralement exposé[116]. La séparation nette du droit et
de la morale, érigée par Kant dans sa Métaphysique
des mœurs, est montrée comme étant une condition de la liberté : seul
un droit neutre préserve la liberté de conscience. Tout l’ingéniosité des
juristes aurait consisté à « tracer
la ligne séparative du droit et de la morale et de la hérisser de telles
défenses que la tyrannie ne pût prendre pour prétexte le respect de la vertu »
(Ripert[117]). L’opposition est en partie
exacte quant aux sanctions et aux objectifs, mais en partie seulement ;
dès lors, il est tout aussi légitime de prétendre que le droit est une des
composantes de la morale, et de justifier Portalis affirmant que « La morale est le droit commun de l’univers »
(mais sans doute visait-il par morale le droit naturel)[118], ou Habermas voulant que la
morale « légitime » le droit. Quant à Nietzsche, son ouvrage La Généalogie de la morale fonde le lien
social dans le rapport de dépendance du débiteur envers le créancier, donc dans
une notion juridique mais élargie, créant une éthique de la dette[119]. Quoi qu’il en soit, le droit
participe de la morale, puisqu’il dicte une conduite et implique des
choix ; mais il l’atténue pour l’intégrer dans le réseau des relations
interpersonnelles et de la société, en la détachant de toute métaphysique, de
sorte qu’il la transforme fondamentalement.
L’éventuelle coercition étatique
est une marque distinctive du droit par rapport à la morale. Sans doute celle-ci
n’ignore pas les sanctions, mais l’État ne prêtera pas la main à leur
exécution. Les préceptes moraux obligent, mais en conscience, dans le for intérieur (de forum, place, tribunal). Toutefois, exacte en théorie, cette
opposition est peut-être moins marquée en pratique. En effet, fort heureusement
« le droit ne vit pas éternellement
sur le pied de guerre » (G. Cornu[120]), et il est assuré que « statistiquement, le respect volontaire du
droit demeure, si l’on peut dire, la règle » (G. Cornu, op. et loc. cit.), voire l’amour du
droit, du moins lorsque celui-ci reste dans des bornes raisonnables, ce qui n’est
plus toujours le cas aujourd’hui (V.
infra).
Différences
quant au contenu et aux objectifs
Plus fondamentalement, le droit
se distingue de la morale par son contenu et ses objectifs. Le droit est
« établi à la face de la société
pour la régler, modèle afin de la modérer, musique afin d’en adoucir les mœurs »
(G. Cornu[121]) : il régit les rapports
entre les hommes, le fait social, alors que la morale se préoccupe du bien
individuel, du sort personnel de chacun. Surtout, le droit vise à organiser la
vie en société le mieux possible, mais de façon réaliste : l’observance du
droit est normalement réalisable et même aisé (hélas, la réalité est aujourd’hui
tout autre, comme nous allons le montrer). Son but est la justice[122], l’ordre, la concorde, la
sécurité et l’épanouissement des citoyens (afin qu’ils deviennent en plénitude
ce qu’ils sont ; où nous retrouvons l’homme, fin ultime du droit). Pour autant,
le droit n’est pas neutre, en ce sens
que, volens nolens, il reflète l’idéologie
ambiante et la traduit en actes[123] ; pièce importante de notre
culture, de notre civilisation, une
partie de son
inspiration se trouve là, ce qui explique qu’en Occident
il soit imprégné d’éléments
chrétiens (surtout par l’intermédiaire des
canonistes du Moyen Âge).
Le
droit immoral
La
morale est plus exigeante que le droit, puisqu’elle cherche la perfection
personnelle de l’homme, en se fondant sur un système de valeurs (hiérarchisées),
un idéal difficilement atteignable. D’un autre côté, la morale est plus étendue
que le droit : ainsi, la faute morale (dite aussi le péché) a un champ
plus vaste que la faute juridique (le délit ou quasi-délit civil) ; ou encore
le pardon n’est pas une obligation juridique[124] (même si le droit ne l’ignore
pas, sous les apparences de la réconciliation des époux qui empêche d’invoquer
les faits antérieurs en cause de divorce : C. civ., art. 244, al. 1er
[125]). D’où le droit ne peut pas
remplacer la morale. Pour autant, le
droit n’est droit que s’il est juste, c’est-à-dire s’il est conforme au
droit naturel[126], et honore la morale. Je ne le
redirai jamais assez, le droit positif ne se confond pas avec le juste : il est
des lois (ou des jurisprudences) injustes. L’infans est responsable de ses fautes, selon la jurisprudence[127], mais c’est profondément injuste
(et contraire au sens des mots[128]). Voici un second exemple, plus
prosaïque : la loi française taxe les plus-values immobilières, mais elle
n’admet pas la symétrie, la déduction des moins-values (qui serait de justice
élémentaire[129]).
Graves
ou ténues, ces injustices résultent d’un choix de politique législative ;
le législateur, dans l’ardeur de l’action, et pris sous les feux croisés et
souvent contradictoires des vœux des électeurs, des groupes de pression[130] et des médias, choisit souvent
une solution de compromis (le paroxysme en étant atteint par le « ni-ni »
du programme du candidat Mitterrand en 1988 : ni nationalisation, ni
privatisation). Faut-il condamner le législateur ex abrupto ? D’abord, chaque parlementaire en tant qu’homme
sûrement pas ; et, quant à la solution concrète qui a été adoptée, pas
forcément : dans l’humaine condition, force est souvent de se contenter d’un
« droit gris » (pour calquer
l’expression « l’éthique du gris » de Paul Ricœur, que nous
rencontrerons plus loin). « Le droit
est imparfait, mais en revanche le droit existe ; et le droit est esprit
par un devenir sans fin à travers des contradictions surmontées »
(Alain[131]). Et comme il est difficile de
trouver le point d’équilibre entre les divers intérêts à protéger ou objectifs
à atteindre, le droit oscille d’un côté puis de l’autre, ce qui explique
quelques unes des réformes à répétition que je déplorerai plus loin. Je suis tenté
de conclure ce passage en m’écriant « Vive le droit ! » ;
car il souvent décrié un peu trop facilement. Qui ne souscrirait aux propos de
Jean Guitton préférant « les
Évangiles à l’ennuyeux code civil »[132] ? Mais le monde tel qu’il
est, peuplé d’hommes tels qu’ils sont, a besoin de droit (ubi societas, ibi jus).
Sinon, l’amour ne prédominant pas, les méchants et les coquins écraseraient les
naïfs et les « braves ». Au surplus, sans lignes directrices
préétablies, la vie en société serait quasiment impossible, en tous cas très
compliquée : regardez la commodité des règles (arbitraires) du code de la
route, ou la merveilleuse commodité des préceptes (non juridiques) de politesse[133]. L’excès de réglementation est
une calamité, surtout lorsqu’elle est médiocre et sans unité ; mais elle
est préférable à l’absence de droit. Le vide appelant le plein, celui-ci serait
la loi du plus fort. Vive le droit, vous dis-je, avant de modérer mes
emportements !
§
2. – La crise du droit
La crise du droit, dénoncée par bien des
observateurs, a trois causes principales : le relativisme, l’inflation et
l’évanescence du droit. Ensemble, elles créent une situation dangereuse que les
Grecs eussent qualifiée d’hubris (une
ébriété, cause de déséquilibre).
A. – Le relativisme
La
première cause de la crise du droit, sans doute, la plus grave, même si elle n’est
pas la plus visible, est le relativisme
(fruit sans doute du nominalisme en tant que celui-ci dénie l’universalisme).
Généralement, il est présenté plus élégamment sous les traits du pluralisme[134]. Il se traduit par deux
mouvements opposés.
Conséquences
opposées
Soit
il paralyse les pouvoirs publics, le
législateur n’osant plus poser de normes, dès lors qu’elles risquent d’apparaître
comme l’admission de principes moraux. Le droit quitte alors l’objectif pour se
réfugier dans le subjectif (comme la morale ; V. infra). Soit, au contraire, le relativisme pousse à légiférer sans discernement, pour
avaliser des pratiques sociales, quelles qu’elles soient, sous la pression de
catégories de citoyens, invoquant haut et fort leur « droit à la
différence » et à la « reconnaissance », en s’appuyant sur des
sondages, des pétitions et des manifestations. Alors que la loi doit viser le
bien commun objectif, voici qu’elle se met à satisfaire des intérêts
particuliers (à chacun sa vérité, et à chacun sa loi) ou, « simple écho sonore » (G. Ripert[135]), à suivre des mouvements d’opinion,
sans porter de jugement de valeur. Le débat en faveur de l’autorisation de l’euthanasie[136] et de la légalisation des
« drogues » ou stupéfiants est ainsi engagé. C’est évidemment une
façon radicale (mais apparente) de faire disparaître la déviance que cette sanatio in radice, autorisant ou
reconnaissant ce qui était hier interdit ou toléré. C’est alors le cas où
jamais de s’écrier avec Cicéron Summum
ius summa injuria[137], le summum du droit est aussi
celui de l’injustice, car tel droit n’est plus droit lorsqu’il bafoue des
valeurs essentielles, et ne respecte pas l’homme dans sa nature pour en
respecter certains dans la particularité de leur histoire personnelle.
Des qualités du
pluralisme
Que
le législateur se fasse modeste, je
ne m’en plaindrai pas (puisque je lui reprocherai son interventionnisme
excessif), mais ici il s’agit plutôt d’une démission. D’un autre côté, tout pluralisme de la loi n’est pas
condamnable, loin s’en faut. Il est heureux lorsque l’État prend en
considération la diversité des opinions, des croyances et des religions, en
garantissant la liberté d’opinion, en protégeant la liberté religieuse et en la
respectant[138], tout en proclamant, dans son
prolongement, sa laïcité[139]. Encore faut-il s’entendre sur
celle-ci, qu’elle ne soit pas une laïcité de combat comme elle le fut trop
souvent en France[140], mais conviviale. J’entends par
là que la laïcité ne doit exclure ni la libre adhésion de foi des personnes, ni
l’acceptation de la dimension religieuse dans le patrimoine national. Bien
comprise, elle reconnaît le fait religieux parmi les composantes de la nation[141], ainsi que l’Église en tant qu’institution.
Et elle respecte l’autonomie, tant de la société civile que des confessions,
dans les domaines qui leur sont propres. Chaque institution a un rôle à jouer
dans la sphère qui est la sienne, tout en collaborant avec les autres en vue de
la recherche du bien commun. La laïcité ainsi définie est un ferment d’action
dans la concorde. L’État n’a plus à craindre la domination religieuse ou des
intrusions intempestives des clercs dans les questions politiques, mais tout à
perdre de la disparition des valeurs, qui constituent l’héritage commun et que
le christianisme a implanté en France, notamment la conscience de l’universalité
et de l’unité du genre humain[142].
De
même, à un niveau moins élevé et plus pratique, le pluralisme d’options
juridiques est satisfaisant, en tant que manifestation de la liberté, lorsqu’il
offre un choix aux citoyens, sans ruiner en rien aucune valeur. Ainsi le code
de commerce propose plusieurs types de sociétés commerciales (aux art. L. 221-1
et ss.), sans compter les sociétés civiles et les sociétés en participation
régies par le code civil (art. 1845 et ss.), et les groupements d’intérêts
économiques (C. com., art. L. 241-1 et ss. ; et, pour le groupement européen d’intérêt économique, C. com.,
art. L. 252-1 et ss). Ou, en vertu du principe de l’unité de l’art, le fait que tout création de forme peut
éventuellement bénéficier tant de la protection tenant du droit d’auteur que de
celle du droit des dessins et modèles (C. propr. intell., art. art. L. 112-2,
10, et L. 511-1, impl.[143]).
B. – L’inflation
1°.
– L’inflation jurisprudentielle
Gouvernement des
juges, ou faiblesse des juges ?
La
seconde cause de la crise du droit est la
double inflation qu’il connaît. L’inflation
jurisprudentielle d’abord. Une augmentation considérable des affaires
introduites au fond[144], et donc des jugements et arrêts
est intervenue depuis une quarantaine d’années. Elle tient sans doute pour une
part à une évolution des mentalités, les citoyens acceptant moins facilement
que naguère le « coup du sort », et les plaideurs refusant de s’incliner
devant une décision qui leur est défavorable (y compris de justice, d’où les
appels et les pourvois). Ce recours plus fréquent à la justice a été facilité
aussi par l’enrichissement du pays. La multiplication des juridictions
spéciales a dû également jouer un rôle dans le phénomène. L’inflation
législative y a grandement contribué (puisque toute loi nouvelle a besoin d’être
interprétée et délimitée). Enfin, le développement continu (et excessif) des
droits fondamentaux, « à tous les
étages de l’édifice juridictionnel », ouvre un large champ à la
processualité dans la mesure où « tout
droit devient fondamental puisqu’il suffit qu’un juge le déclare ainsi »
(G. Drago[145]). Quoi qu’il en soit, « le spectre [d’une] société contentieuse »
(L. Cadiet[146]) est bel et bien là.
La
Cour de cassation n’échappe pas au phénomène d’inflation. Et le pourcentage des
arrêts de cassation (d’environ 30 %) est en progression, ce qui est
inquiétant : car il laisse supposer une dégradation de la qualité des décisions
des juges du fond (liée en partie à l’inflation législative) et il suscite, par
un effet de contagion, une nouvelle augmentation du taux des pourvois. Mais
cette juridiction contribue elle-même à l’engorgement dont elle est victime,
par le nombre excessifs de revirement qu’elle effectue. Le paroxysme a sans
doute été atteint dans la question de la détermination (ou non) du prix dans
les contrats-cadre de distribution, où six revirements intervinrent entre 1971
et 1995 (ce qui me conduit à souhaiter le maintien de la dernière solution,
bien qu’elle ne me paraisse pas entièrement satisfaisante. – V. infra). Or, lorsque les plaideurs savent
que la Cour de cassation peut revenir sur une jurisprudence constante (comme
cela a été le cas ces dernières années, quant au consentement et à la
responsabilité médicale ou à la responsabilité des enfants et des parents, pour
ne citer que quelques exemples), comment les auxiliaires du droit pourraient
les dissuader efficacement de former un pourvoi ? Sans doute est-il
nécessaire que des revirements puissent survenir : ils permettent d’adapter
le droit aux évolutions qui sont indispensables, et de remédier aux
défaillances du législateur. C’est ainsi que s’est heureusement construite la
responsabilité générale du fait des choses et, plus récemment, celle du fait d’autrui.
Mais cela devrait rester exceptionnel. Les magistrats devraient trembler d’effroi
à l’idée de mettre à bas un savant édifice, construit au cours des ans par l’interaction
féconde des magistrats, des avocats et de la doctrine. Tout revirement, même
nécessaire et excellent, est forcément, en même temps, cause d’une sorte de
trouble dans la société, et créateur d’une injustice pour les plaideurs
antérieurs, parfois de la veille. Le gouvernement des juges a commencé par la
faiblesse des juges, face aux plaideurs abusifs.
Les aliments des
revues et des bases de données
Cette
inflation des décisions s’est accompagnée de la naissance d’un grand nombre de
revues, et a été concomitant de l’apparition
des bases informatisées de données. Il en résulte que le juriste, même
professionnel, et même professionnel spécialisé, est submergé par la masse de
documentation disponible, dans laquelle il peine à trouver le bon grain. Pour
ma part je lis (ou parcours) trente revues, et je suis loin de feuilleter tout
ce qu’il serait nécessaire : Notre vie est dévorée par cette tâche ingrate
et décourageante, car toujours à recommencer. « La prolifération d’informations [a] pour effet de réduire la maîtrise
que les juristes avaient acquise – ou qu’ils avaient cru acquérir – sur les
données mises en œuvre » C. Atias[147].) Nous vivons dans une société du signe,
dans laquelle l’information
se communique instantanément et est devenue un des principaux
facteurs de
richesse. Un des grands paradoxes de notre temps, de surabondance de
l’information
facilement disponible, est qu’il est sans doute aussi celui
où personne ne
domine plus la connaissance, et où la communication
réelle est en déclin – mais
c’est une autre histoire – (et où les hommes
politiques recourent à des
conseillers en communication, les Diafoirus de notre temps, dont la
place
normale est d’être au service des entreprises :
croyez-vous que de Gaulle
eût appelé à ces côtés un tel
personnage ?). Naguère, un humoriste avait
prétendu qu’un spécialiste était
quelqu’un qui savait tout sur rien ; plus
sérieusement, c’était sans doute un chercheur qui
connaissait tout sur une
petite parcelle, une tête d’épingle peut-être.
Est-ce encore possible aujourd’hui ?
Mais même en admettant, un instant de raison, qu’il soit au
courant de tout, il
ne saura pas tout, car il n’arrivera pas à
hiérarchiser les données qu’il
reçoit : le quantitatif est antinomique avec le qualitatif.
La situation
est un peu comparable, toute proportion gardée, avec celle du
consommateur
égaré dans les vastes hypermarchés,
désemparé devant l’immensité du choix
d’articles
qui s’offrent à lui.
2°.
– L’inflation législative
Le
« harcèlement textuel »
Ce
n’est pas tout : le législateur n’est pas en reste. L’inflation législative[148],
phénoménale,
tourne au véritable « harcèlement textuel ». Un arsenal de textes, d’origine
nationale ou imposés par les organes de l’Union
européenne, enserre l’homme dans un
carcan rigide, d’interdits et de contraintes innombrables, à un point jamais
atteint dans l’histoire, même par le moralisme le plus obtus. Plurimae leges, pessima respublica, s’écriait
Tacite (abondance de loi, triste État). De plus, cette masse est disparate et
incohérente, sans ligne de force perceptible. Le droit est en
« miettes ». Les régimes se superposent les uns aux autres. Tout cela
(tout ce fatras), avec souvent les meilleures intentions du monde, par exemple
dans le souci de protéger les citoyens : « Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu’ils
leur veulent du bien » (Vauvenargues) ; après tout, les
inquisiteurs voulaient le salut de ceux auxquels ils s’intéressaient. C’est ce
qu’un auteur a nommé « l’Angélisme
exterminateur [149]». Sans doute la protection des
citoyens est assurée, mais ils sont en même temps « infantilisés » et
rendus passifs : ils n’osent plus entreprendre ni créer (notamment des
entreprises nouvelles[150]), ce qui est une des causes du
chômage. Cette inflation résulte aussi de la croyance naïve, traduisant une
profonde méconnaissance du droit, qu’il suffit de légiférer pour régler une
difficulté réelle (« y a qu’à
voter une loi » disent-ils dans leur langue approximative), alors que
toute loi nouvelle soulève des questions de frontières avec les lois
antérieures, nécessite une interprétation des termes qu’elle emploie, révèle
des lacunes, etc. « La loi nouvelle, potion et baguette magiques
de notre époque, qui, pourtant, n’est souvent qu’un simple exorcisme verbal et
un exutoire des bonnes et mauvaises consciences : une caricature de la
règle de droit, avec ses vices et ses carences plus que ses vertus »
(Ph. Malaurie[151]). Un des facteurs de ce
phénomène est encore la multiplication contemporaine des droits subjectifs.
« La
passion du droit dans la
société s’enflamme d’être la projection
désordonnée d’une infinité de passions
individuelles, en rivalité entre elles, ego contre ego » (J. Carbonnier[152]). Contribue enfin à cet état de
mauvais droit l’apparition et l’augmentation des droits-créances (à côté des
droits-libertés), à l’objet et aux débiteurs indéterminés, tous ces fameux
« droits à » qui font florès depuis quelques décennies ; ce ne
sont que verbiage, flatus vocis.
Le
pire en ce domaine est sans doute la tentation, qui affleure, de légiférer pour
des groupes particuliers, à la demande de telle ou telle catégorie sociale,
notamment en créant des ségrégations
positives comme aux États-Unis, en fonction de tel ou tel critère. Le
procédé est parfois nécessaire, par exemple pour protéger les enfants, les
femmes enceintes ou une catégorie de salariés (dans des métiers dangereux, ou
particulièrement pénibles). Mais il faut le limiter au strict nécessaire, sinon
grand sera le risque de désagréger la nation, patiemment tissée par un effort
continu de longue durée, des Rois, de la Révolution, des Empires et achevée par
la République ; il a certes été coûteux en hommes, souvent douloureux, car
imposé par une volonté centrale, mais au moins que ces sacrifices et
souffrances ne deviennent pas inutiles en perdant leur côté bénéfique !
L’exemple d’un
grand droit et d’un petit droit
Prenons, pour donner un exemple
de l’inflation dans un domaine important, le droit de la responsabilité civile
(qui n’est pas le pire, loin s’en faut : songez que le volume du code du
travail a pratiquement doublé en une décennie, et qu’il s’accompagne d’un
foisonnement de circulaires pléthoriques[153]). La responsabilité civile
tenait, en 1804, en quelques articles du code civil (1382 à 1386), aux formules
simples et souples dont la célèbre clausula
generalis de l’article 1382, « puisées
dans la raison, la sagesse, l’équité naturelle, et dans les principes de la
plus saine morale, bases essentielles d’une bonne et durable législation »
(B. de Greuille[154]). Ces dispositions peuvent se
plier assez aisément aux évolutions des données. Aujourd’hui, le droit de la
responsabilité devient de plus en plus une mosaïque disparate de cas
particuliers, y compris dans le droit des affaires[155], aux régimes distincts, source
de fâcheuses mésaventures pour les citoyens et leurs avocats[156]. Il est l’objet de réformes
multiples, insérant dans notre arsenal juridique un nouveau régime spécifique
pour telle ou telle cause de dommage, au coup par coup, lorsque l’opinion
publique s’émeut par trop (l’histoire du sang contaminé étant emblématique à
cet égard), ou sur l’initiative des organes de l’Union européenne (comme
la loi du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux).
Il serait temps d’entreprendre une réforme d’envergure, ayant l’ambition d’embrasser
dans un seul texte tous les régimes spéciaux[157], tout en
sachant qu’il ne sera plus jamais
possible de prescrire aux tribunaux et cours, comme Louis XI en 1498, de faire
lecture publique de l’ensemble des textes (les ordonnances royales à l’époque),
deux fois l’an, au lendemain de la saint Martin d’hiver (le 11 novembre) et du
dimanche de Quasimodo ! La prise
de conscience de l’absurdité du foisonnement des lois spéciales conduira peut-être
à un retour à la sagesse, que serait dans ce domaine un droit des dommages corporels[158]. Regardons maintenant un
secteur, tout de même secondaire, l’organisation et le fonctionnement de la
profession d’avocat : il a donné lieu entre seulement 1993 et 2000 à
quatre lois, neuf décrets, et huit arrêtés[159] !
L’inflation de la monnaie a été
jugulée (même à l’excès, la déflation ayant semblé nous menacer) ; qui
nous délivrera de ce fléau qu’est l’inflation des lois ? L’excès de lois
tue le droit. « Un peuple qui a
quarante mille lois n’a pas de loi » (Balzac). « Les lois inutiles
affaiblissent les lois nécessaires » (Montesquieu). Et plus les lois
sont nombreuses, moins leur effectivité est assurée. Telle est la raison pour
laquelle, contrairement à la doctrine presque unanime, je suis favorable à l’octroi
aux associations de la possibilité d’intenter l’action civile[160]. En effet, elle est un instrument d’effectivité des lois, puisqu’elle
veille à leur application. Elle
contribue à la répression d’infractions prévues par le législateur. Le
foisonnement des associations est peut-être une saine mesure de réaction du
corps social à l’inflation législative ou, en tout cas, suit celle-ci comme son
ombre. Il y a une sorte de contradiction à multiplier les lois ad infinitum, tout en voulant maintenir
l’action civile des associations dans des bornes étroites. En complément, il me
semble que le droit d’action des associations est un rempart contre la
tendance, que nous voyons poindre à l’horizon, de l’autodéfense, signe d’une
société en déroute, qui ne croit plus au Droit et à ses institutions. Parce que
les lois inappliquées, ou rarement appliquées, sombrent dans le mépris général ; et
malheureusement celui-ci se propage ensuite à tout le droit : or, le
mépris du droit contribue à la désagrégation de la société. Encore une fois
tout se tient. L’opinion publique remet en cause le droit et ses institutions.
Le passage du décalogue au code
général des impôts : le pointillisme
De plus, qui ne voit la différence entre le code
général des impôts et, sinon le Décalogue,
du moins le code civil dans sa rédaction de 1804 (et dans ses éléments réformés
lorsque leur rédaction est de la plume du doyen Jean Carbonnier) ? D’une
façon générale, le foisonnement de textes s’accompagne de leur
pointillisme : loin de poser quelques grands principes, selon le
« génie » du droit français depuis les codes napoléoniens, comme en
matière délictuelle l’article 1382 du code civil, ou en matière contractuelle l’article
1134, ils prétendent tout prévoir, en descendant dans un luxe vétilleux de
précisions (et de niaiseries) ; l’imbecillitas
legis se répand. Ainsi le code du
travail comporte sur les seuls comités d’entreprise quatre-vingts articles dans
la seule partie légisaltive[161], dont certains extrêmement
prolixes. Il y a belle heurette qu’a été perdu de vue l’adage De minimis non curat prætor. Nos
faiseurs de lois et de décrets n’appliquent plus les sages préceptes de
Portalis dans le Discours préliminaire[162]. Ils devraient méditer les propos
acerbes de Montesquieu : les législateurs « se sont jetés dans des détails inutiles : ils ont donné dans des
cas particuliers, ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par
parties et n’embrasse rien d’une vue générale »[163].
Et
le charabia
Et que dire de leur rédaction ? Stendhal avait
à cœur de lire quotidiennement une page du code civil pour perfectionner son style
(surtout pour éviter d’imiter l’écriture à grandes guides de Chateaubriand). Il
est formellement déconseillé d’agir de la sorte pour la plupart des lois
contemporaines et, a fortiori, pour
les textes émanant de l’Union européenne :
leurs rédacteurs sont les champions inégalés[164] du charabia (à croire qu’ils ont
été recrutés à l’issue de concours à rebours, où furent retenus les plus
mauvais !).
Qui peut connaître
la loi ?
Enfin, si la fiction exprimée par
la maxime « Nul n’est censé ignorer
la loi » était recevable jadis, elle est injuste aujourd’hui. Non
seulement personne ne peut connaître tous les textes, mais même ceux d’une
branche du droit, sauf à être un professionnel spécialisé dans celle-ci ;
surtout le bon citoyen curieux se trouve dans l’impossibilité de s’informer[165], malgré probablement l’aide d’une
base de données informatisée (qui délivrera une telle masse de documents qu’il
s’y perdra. – V. supra à propos de la
jurisprudence). Cette situation contribue sans doute au sentiment de
découragement si répandu dans nos sociétés, pourtant privilégiées à bien des
égards. Le filet aux mailles denses des contraintes publiques, enserrant l’existence
dans des nœuds toujours plus serrés, pèse lourdement sur les citoyens.
Pourtant, l’excès engendre une ineffectivité partielle : les lois « s’étouffent mutuellement par leur
surabondance » (J. Carbonnier[166]).
C.
– L’évanescence
Réforme
sur réforme ne vaut
Enfin, la frénésie de changement enlève toute fixité au
droit ; il a perdu la stabilité qui contribuait à asseoir sa majesté :
le droit est devenu évanescent. Sur
un coup de tête, à la demande d’un électeur ou d’un groupe de pression, les
ministres n’ont de cesse de projeter des réformes législatives, dont ils ne
mesurent généralement pas la portée, ni la perturbation qu’elles entraîneront
dans la cohérence du texte modifié et de l’ensemble du droit. Le mal est
particulièrement sensible en présence d’un texte mûrement réfléchi, dont chaque
mot a été pesé, chaque formule ciselée, comme le code de procédure civile, dû à
la plume experte et raffinée du doyen Gérard Cornu. Par discrétion, cet éminent
auteur n’a pas exprimé son sentiment sur les nombreuses retouches apportées à
« son » code, alors qu’il en eut l’occasion dans la nouvelle édition
de son ouvrage sur la procédure civile ; mais il n’a pas caché sa pensée
sur ce procédé à propos des réformes du droit de la filiation : « Quel apprenti législateur ne se mêle aujourd’hui
de rejongler avec les règles ? Et, dans le temps millénaire du Droit
civil, de succomber à la mode débile des “ajournements nécessaires” au bout de
vingt ans ? »[167]. Prenez maintenant la loi du 24
juillet 1966 sur les sociétés (aujourd’hui C. com., art. L. 210-1 et s.) :
elle a été modifiée plus de quatre-vingt-dix
fois entre sa promulgation et 2010. Comment voulez-vous dans ces conditions
que la jurisprudence effectue sa tâche d’éclaircissement, et la Cour de
cassation son œuvre d’unification et d’interprétation créatrice, atténuant les
excès, comblant les lacunes, nivelant les contradictions, etc. ? Nous sommes entrés dans l’ère de l’éphémère[168], où tout est jetable, y compris
les lois !
Le droit pénal est plus que tout
autre atteint de ces maux[169]. En effet, par nature, il est un droit tourmenté, de par ses moyens et
de par ses finalités. Aussi est-il le domaine d’élection des réformes
successives contradictoires, marquées d’audaces et de repentirs et peut-être
surtout, à l’époque contemporaine, d’une espèce d’incapacité à adopter
franchement telle voie ou telle autre, en mesurant les avantages et les
inconvénients de chacune. Est-ce timidité
devant des choix délicats ? Est-ce sagesse
de ne point simplifier ce qui est complexe ? Je ne sais. Droit tourmenté,
il est aussi un droit en crise, ses
fondements classiques étant aujourd’hui passablement controversés. Mais cette
crise ne serait-elle pas simplement le reflet d’un malaise qui le dépasse, une
perte générale de confiance des citoyens dans leurs institutions, un doute
pernicieux et insidieux de tout, notamment quant aux valeurs ?
La
corde raide et le banc rompu
Le législateur n’a pas la seule
responsabilité de cet état de chose déplorable. La doctrine y contribue, en
demandant régulièrement des réformes sur chaque question qu’elle étudie. De
même, les citoyens et les divers groupes de pression auxquels ils
appartiennent, qui n’ont de cesse d’obtenir des dispositions favorables à leurs
intérêts catégoriels. Il faut encore relever, à la décharge du législateur, que
le droit cherchant à atteindre un équilibre entre des intérêts contradictoires
(V. supra),
il est sur une corde
raide, oscillant d’un côté ou de l’autre,
étant bien souvent obligé d’adopter
un parti, nécessairement imparfait : un droit
« gris », selon l’expression
que j’ai déjà utilisée. Un exemple
significatif en est donné par le droit des procédures
collectives. Il est pris entre le désir de punir le
commerçant malhonnête, mais
aussi celui de ne pas aggraver le sort de ses créanciers et de
ne pas nuire aux
salariés. C’est la quadrature du cercle. Selon les
époques, tel ou tel aspect a
prévalu. Ce va et vient, ce flux et ce reflux, et leur rapport
à la morale ont
été dépeints par Corinne Saint Alary-Houin[170]. À l’origine, la faillite
cherchait avant tout à flétrir et à éliminer le commerçant indigne (dont
primitivement, dans les foires et marchés, le banc était rompu, selon l’étymologie
même du mot banqueroute, de l’italien
banca rotta). La loi du 4 mars 1889 créa cependant une seconde procédure,
la liquidation judiciaire (devenue le règlement judiciaire par le D. du 20 mai
1955). Elle permit de sauver le débiteur malheureux mais pas malhonnête
(innocent, c’est-à-dire n’ayant pas commis de fautes intentionnelles), à
condition qu’il obtienne de ses créanciers le vote d’un concordat. Or, celui-ci
était (il n’existe plus) une convention collective par laquelle les créanciers
consentaient des délais de paiement et/ou des remises de dettes : il
consacrait donc le droit (immoral) de ne pas payer ses dettes, fustigé par
Ripert[171].
Mais vint Roger Houin, qui
suggéra de sortir de l’archaïsme consistant à faire dépendre le sort de l’entreprise
de la conduite de l’homme. Il fut l’inspirateur de la loi du 13 juillet 1967,
distinguant bien l’homme de l’entreprise. Les éventuelles sanctions
personnelles étaient réservées au premier s’il était coupable. En revanche, le
choix entre la liquidation des biens et le règlement judiciaire de l’entreprise
n’était effectué qu’en fonction d’un critère économique. Cette tendance fut
renforcée par la loi du 25 janvier 1985, assignant aux procédures collectives
une priorité absolue : la sauvegarde de l’entreprise défaillante, afin de
maintenir l’activité et l’emploi. La loi entendit protéger à tout prix les
salariés, au détriment par conséquent des créanciers. Le droit des entreprises
en difficulté devint un « droit fonction », dont l’objet était de
redresser les entreprises, soit en les restructurant grâce à des plans de
continuation, soit en les transmettant par des plans de cession. L’immoralité
du droit des entreprises en difficulté atteignit son paroxysme dans la
procédure de redressement judiciaire, se traduisant par le principe de la
continuation des contrats en cours, de la priorité des créanciers postérieurs
sur les créanciers antérieurs, de l’apurement du passif sans extinction de
celui-ci, en sacrifiant les cocontractants comme les créanciers, tout en
faussant le jeu de la libre concurrence. Le cochonnet avait été poussé trop
loin et, par un effet de boomerang, se retourna contre son objectif affiché de
sauvegarder l’emploi : l’absence de paiement des créanciers provoqua des
« faillites » en cascade, tandis qu’il n’était pas rare de voir le
repreneur revendre à bon compte les actifs qui lui avaient été cédés à bas prix
pour maintenir les emplois (et à s’enrichir en répétant ce système), ou le
débiteur qui n’avait pas honoré son plan de continuation bénéficier d’un second
redressement judiciaire. Le législateur se remit d’autant plus au travail que
la « déferlante éthique » commençait à poindre ; la conclusion
vint par la loi du 10 juin 1994, dont l’un des desseins annoncés fut de
moraliser le redressement judiciaire (juste retour du balancier, sans doute
provisoire). Cette volonté se traduisit notamment par les trois objectifs
suivants : – rechercher le paiement des créanciers (c’est-à-dire d’obtenir
le respect de la parole donnée : pacta
sunt servanda) ; – assurer la transparence des opérations[172] (la transparence est une des
grandes exigences contemporaines en tous domaines ; cf. infra) ; – et veiller à l’application
des engagements souscrits dans le plan[173]. Ces buts furent partiellement
atteints, mais sans doute au prix d’un abandon de la priorité donnée en 1985 à
la sauvegarde de l’emploi, car il est impossible de tenir ensemble tous les
fils contradictoires de cet écheveau complexe.
Le Droit des entreprises en
difficulté illustre presque caricaturalement les dérives actuelles du droit s’expliquant
en partie, comme nous venons de le voir, par la difficulté de choisir un des
pôles d’intérêt et de s’y tenir fermement. La loi du 25 janvier 1985,
remplaçant celle du 16 juillet 1967 (qui dix-huit ans auparavant était apparue
comme une révolution), longuement préparée et débattue, fut présentée comme
fondamentale ; or elle fut réformée profondément par la loi du 10 juin
1994, et de façon moindre par les lois des 16 juillet 1987, 30 décembre 1988 et
29 juillet 1998. Voilà pour l’instabilité. Mais la matière montre aussi l’inflation
des textes. Elle comporte 243 articles, auxquels il faut ajouter les 199
articles de son décret d’application du 27 décembre 1985. Elle fut escortée par
une seconde loi du même jour relative aux organes des procédures collectives,
comprenant 50 articles, sans compter ses deux décrets d’application (du 27 déc.
1985), l’un de 116 articles, l’autre de 37. Soit au total 645 articles, qui
peuvent être comparés (en volume) aux 2281 articles du code civil de 1804 :
À l’aune de la réglementation des entreprises en difficulté, le code civil
devrait comporter cinquante mille articles ! Ce n’est pas tout : La
loi du 25 janvier 1985 a donné lieu à des milliers et des milliers d’arrêts,
contribuant à la pléthore de décisions jurisprudentielles, élément de l’excès
contemporain de droit. Depuis la publication du présent livre, la législation
des entreprises en difficulté matière a été complétement refondues par la loi
n° 2005-845 du 26 juillet 2005 (elle-même modifiée substantiellement, notamment
par l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 déc. 2008) ; elle figure aujourd’hui
dans le code de commerce (art. L. 610-1 et s.).
La
démocratie en péril
Et que dire du droit fiscal et du droit social ?
Il n’est point une seule loi de finance qui n’apporte quelques retouches, sans
compter de nombreuses lois spéciales de plus grande ampleur. Du reste, cette
instabilité, devenue la règle dans ces domaines, est dangereuse pour la
démocratie. En effet, devant l’enchevêtrement des lois, décrets et arrêtés
(sans compter les circulaires qui, bien que n’ayant aucune autorité juridique,
ont tendance à être regardées en matière fiscale comme une source du droit),
dont la rédaction imprécise et confuse suscite des interprétations divergentes,
aucune entreprise ne peut être totalement en règle, malgré la bonne volonté de
leurs dirigeants. D’où le pouvoir extraordinaire donné aux agents de l’administration :
si, par malheur, l’un d’entre eux veut nuire à une entreprise, pour des raisons
idéologiques, politiques, ou d’animosité contre un de ses organes, il trouvera
toujours un motif de la faire condamner au civil pour une véritable violation
de la loi, et même souvent au pénal, puisque la plupart des lois contemporaines
fulminent des peines (il existe plus de cent mille infractions en France ;
c’est une estimation, car nul n’est capable de donner un chiffre précis, pas
même à la Chancellerie : c’est tout dire). La surabondance est ici
périlleuse et, paradoxalement, contraire à un véritable « état de
droit ». Rivarol écrivait « la
meilleure loi n’est pas la plus juste, mais la plus stable ». La
formule est excessive, mais elle contient une part de vérité. Je voudrais
instaurer une sorte de moratoire, interdisant toute réforme d’une loi pendant
dix ans après sa promulgation ou sa précédente modification. « Il est vrai que, par une bizarrerie
qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois
nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu’il
arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit observer
tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue
naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités
pour les abroger ». Ce propos de Montesquieu[174] attire l’attention sur un autre
danger de l’instabilité des textes : Le fait qu’ils n’inspirent plus le
respect, contribuant à ce que les citoyens ne les respectent plus, c’est-à-dire
en bafouent les dispositions. « Si
vous voulez qu’on obéisse aux lois faites qu’on les aime » (Rousseau).
Mais pour aimer les lois il importe qu’elles soient dignes de ce
sentiment : « Il faut qu’en
aimant les lois on sache les juger » (Condorcet[175]). Tout se tient. Le code civil
de 1804, œuvre imparfaite sans doute, et de compromis entre le droit coutumier
et le droit écrit du sud, fut cependant un monument admirable et aimable, qui
fut admiré et aimé pendant un bon siècle, fruit merveilleux et inattendu[176] d’une époque de grâce, entre le
sang de la Révolution et les boulets de l’Empire, celle du Consulat, où
Napoléon n’était encore que Bonaparte (pour bien peu de temps). Le code civil
bénéficia d’une aura telle qu’il
figure dans « les lieux de mémoire »[177], honneur insigne et qu’il inspira
les législations de nombreux pays[178].
Il
est stupéfiant (et consternant) de constater que le
phénomène de modifications
incessantes des textes ne se cantonne désormais plus aux
lois : Il s’est
propagé à la Constitution elle-même. Elle a
déjà été réformée une
quinzaine de
fois. La constitution revêtait un caractère presque
sacré. Elle tend à devenir
un instrument de gouvernement, et un texte banal. Il ne serait pas
étonnant que
cette dérive encourageât, demain, des groupes de pression
à solliciter l’ajout
de dispositions répondant à leurs intérêts
particuliers.
Section
III. – L’éthique
§
I. – La nature de l’éthique
Dans
l’analyse des concepts auxquels ce chapitre d’ouverture est consacré, le plat
de résistance est constitué par l’éthique (ou la morale puisque je tiens ces
mots pour synonymes). Elle se laisse d’autant moins enserrer dans les filets d’une
définition qu’elle possède une étonnante diversité de reflets. Il y a morale et morale. Des couples, huit
exactement, pas un de moins, plus ou moins originaux, se rencontrent dans les
écrits ou se présentent à l’esprit : morale-moralisme ; morale-culture ;
morale objective-subjective ; désintéressée-utilitaire ;
individuelle ; de conviction-de responsabilité ; universelle-particulière
(et de situation) ; éternelle-nouvelle. Quel programme ! Au sein de
cette rose des vents de la morale, il
me faudra discerner le bon grain de l’ivraie, et rejeter trompe-l’oeil et faux-semblants.
Cette analyse de la morale, absolument nécessaire pour la suite des
développements, ne sera pas purement conceptuelle : elle donnera souvent l’occasion
de rencontrer la réalité de la vie, de ses contraintes et contradictions, en avant-goût
de la seconde partie ; elle est donc moins longue qu’elle ne pourrait en
donner l’apparence.
De
la limite du jugement moral
Au
préalable, il m’apparaît nécessaire de préciser trois points. D’abord, le fait
que le moraliste porte par fonction des jugements de valeur. Mais ceux-ci
visent toujours des actes, et jamais des
personnes (qu’il doit aider, en conscience, si elles rencontrent des
difficultés et se trouvent en situation de détresse, cause peut-être de leurs
actes, objectivement blâmables mais subjectivement excusables). Seule la
Justice (humaine et divine) peut juger des êtres, sonder les reins et les
coeurs, et éventuellement les condamner. Je prie par avance ceux de mes
lecteurs qui pourraient être blessés par certains de mes jugements moraux de me
pardonner, en se souvenant précisément que je les juge d’autant moins, en tant
que personnes, que je ne les connais pas, mais que mon devoir est d’exprimer
mon opinion (peut-être erronée), a priori
et in abstracto, sur des
comportements. En revanche, concrètement, face à un être précis dans la
difficulté, et peut-être empêtré dans ce que nous estimons être un comportement
immoral, ce qui importe surtout, au-delà des conseils, c’est de l’écouter et de
l’aimer : « Quand je parlerai
les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus
qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit » (saint Paul, I Corinthiens, 13, 1).
Quelques
maîtres du soupçon
envoyés
à la trappe
Ensuite,
la liberté constitue une condition sine qua non de l’éthique[179]. Elle seule permet de parler de
sujet moral, d’individu si vous préférez, ayant une conscience, et de responsabilité[180]. La liberté est la « capacité de tout homme à devenir lui-même et
à atteindre sa plénitude » (J.-L. Bruguès[181] ; mais elle n’est pas un
absolu, puisqu’elle cède le pas devant la liberté d’autrui, et qu’elle comporte
« une dimension relationnelle
essentielle » Jean-Paul II[182]).
La liberté est le clou d’or
auquel s’attache le manteau du destin. D’où
l’impérieuse nécessité de répudier ex abrupto et sans appel les doctrines
ou idéologies de quelques « maîtres du soupçon » (selon la formule de
Paul Ricœur), le marxisme, le freudisme et le structuralisme, dans la mesure où
elles évincent toute liberté, même potentielle. « Tous les actes humains sont déterminés par les rapports de classe et de
production (chez Marx), par l’inconscient (chez Freud), par les structures
(chez Lévi-Strauss). Il n’y a plus de sujet » (J.-C. Barreau[183]). Le déterminisme, quel qu’en soit le fondement (qui peut résulter
simplement d’une espèce de fatalisme), est antinomique avec la liberté. Il s’est
répandu assez sensiblement à l’époque contemporaine, plus ou moins
insidieusement, ce qui est sans doute une des causes du recul de la morale (lui-même
à l’origine de la vogue actuelle pour elle, comme je l’indiquais en
commençant). « L’histoire
n’enseigne
pas le fatalisme. Il y a des heures où la volonté de
quelques hommes libres
brise le déterminisme et ouvre de nouvelles voies : on a
l’histoire qu’on
mérite. Quand vous déplorerez le mal présent et
que vous craindrez le pire, on
vous dira “ce sont les lois de l’histoire, ainsi le veut le
cours de l’évolution”.
On vous l’expliquera savamment. Redressez-vous, Messieurs, contre
cette savante
lâcheté. C’est plus qu’une sottise :
c’est le péché contre l’esprit »
(de Gaulle[184]).
Enfin,
ce que je vais exposer suppose un a
priori conceptuel, à savoir qu’il existe une véritable nature humaine, ce
qui est actuellement contesté par la théorie du genre (gender studies), brisant la notion de personne. Selon elle, la
différence entre l’homme et la femme[185] relève d’un genre social dépendant
du seul contexte culturel (la différenciation biologique entre les sexes serait
alors en quelque sorte anecdotique, et n’aurait aucune incidence
anthropologique ou éthique) ; cette œuvre de déconstruction veut abolir l’humanisme
occidental et, avec lui, l’universalisme ; elle conduit à ce qu’un auteur
appelle une société de la dissociation (« dissociation entre identité et comportement, entre sexualité et
procréation, entre union et filiation »[186]).
A. – Morale et
moralisme ?
L’abbé
et la femme du monde
Longtemps,
la morale fit peur, le mot autant que
son contenu : sans doute est-ce un des motifs de la faveur actuelle pour l’éthique,
qui apparaît plus neutre ; elle n’a pas été salie par le moralisme, qui n’est que la caricature
de la morale (comme le juridisme l’est du droit ; ou le dogmatisme au
dogme ; tous ces mots en « isme » sont sans doute des variantes
du conformisme). Voyez la sottise moraliste qui conduisit un jour une femme du
monde à interroger de la façon suivante l’abbé Mugnier (qui fut le chapelain de
l’aristocratie et de l’intelligentsia
parisienne entre les deux guerres mondiales) : « je me suis regardée ce matin dans un miroir, et je me suis trouvée belle :
est-ce un péché ? ». Et l’ecclésiastique de répondre, avec bon
sens mais non sans perfidie, « non,
Madame, ce n’est pas un péché, mais c’est une erreur ! »[187]. Le moralisme est une véritable
peste, tant le moralisme exacerbé de quelques théologiens constipés
(« encombrés » de leur sexualité[188]), qui brandissaient à l’envi des
interdits, ou celui de certains technocrates qui, animés de bons sentiments,
veulent enserrer toute la vie humaine dans un carcan de règles, en réalité
immorales, car destructrices de la liberté[189]. Pour Péguy, le moralisme
« est un enduit qui rend l’homme
imperméable à la grâce »[190]. « Le moralisme a traversé les siècles. Il consiste, entre autres
caractéristiques, à identifier l’auteur à sa faute. Il jette sur lui un regard
sans pudeur ni bienveillance, et le réduit à son acte » (J.-L. Bruguès[191]), en contradiction totale avec
sa dignité d’homme complexe et perfectible ; il est possible de constater
qu’un chien est voleur, mais dire cela d’une personne est réducteur (et souvent
faux, le sujet ayant dominé ses pulsions mauvaises). De même, le
fondamentalisme contemporain est à l’opposé de la morale, qui propose
essentiellement une voie, et accessoirement des commandements obligatoires (des
prescriptions juridiques) : la véritable fonction de la morale est de
permettre d’adopter des décisions justes, à leur donner une sorte de
légitimité.
Le
bonheur et la joie
Or,
de cette caricature est née la conviction, chez beaucoup, que le respect de la
morale est incompatible avec l’efficacité et avec le bonheur. Sans doute ont pu
laisser accroire cela certaines présentations réductrices de la morale chrétienne
des manuels, limitée à un code d’obligations (dont il reste des traces même
dans le langage, par exemple l’expression « le devoir conjugal »), et
à une énumération d’interdits. Ce fut une funeste erreur ; la morale n’est
pas un but en soi : le but c’est le
bonheur (et la sagesse, dans
laquelle l’homme trouve sa perfection ; d’où « toute connaissance est bonne au philosophe, autant qu’elle conduit à la
sagesse » Alain) ; il n’est pas de l’ordre du droit (au sens
habituel du mot, car le respect du droit naturel contribue à parvenir à cet
objectif ; ou, à l’envers, son irrespect ferme la voie du bonheur). L’éthique de la béatitude ou du bonheur,
épousant la dynamique du désir qui caractérise l’homme, est incontestablement
la première en morale. La conception la plus ancienne et la plus judicieuse de
la morale était en ce sens, celle d’Aristote, des Pères de l’Église[192], notamment de saint Augustin
(pour lequel « nul n’est sage à
moins d’être heureux »[193]), et de saint Thomas d’Aquin
(reprise partiellement par Spinoza). L’éthique du bonheur est une sagesse (qui
se déguste, à en croire l’étymologie, car sagesse vient de sapere, dont un des sens est savourer ; n’est-ce pas
merveilleux ?). Saint Augustin raffinait l’analyse. Pour lui, il y a en
tout être une aspiration au bonheur, liée à une inclination vers la vérité, et
ces deux voeux sont associés à une quête d’unité. Or personne ne recherche ce
qu’il ignore, de sorte que l’homme connaît déjà cette triade (bonheur, vérité,
unité), non par son intelligence (cogitatione),
ni par sa volonté (intentione), mais
par sa nature même[194].
Aujourd’hui,
l’éthique a été libérée : le bonheur a retrouvé dans la morale ses lettres
de noblesse qu’il n’aurait jamais dû perdre[195] (mais qu’il avait perdu, l’éthique
du code, des interdits, associée à la casuistique, s’étant imposée à partir du
nominalisme[196], au XVIe siècle, dans les morales
chrétiennes[197], puis ultérieurement dans les
morales séculières, notamment avec Kant). Et un bonheur dès cette vie, dans la
cité terrestre (en attendant celui de la cité céleste pour ceux qui croient en
la vie éternelle). Il en est un avant goût, une sorte d’avance d’hoirie de la
récompense à venir, sa préfiguration (ou praelibatio
disaient les auteurs anciens), qui encourage et fortifie l’homme dans son
action. La morale rend plus heureux que la richesse, et de loin ! Resterait
à définir ce qu’est le bonheur in
negotiis secularibus, dans ce bas monde, car le mot est sans doute quelque
peu galvaudé aujourd’hui (étant assimilé à la possession de biens matériels les
plus nombreux possibles, et à la satisfaction la plus fréquente des instincts
naturels).
Je
ne puis donner ici une dissertation sur la béatitude. Je me contenterai
simplement de trois indications. Ce n’est pas le plaisir (l’hedoné de l’hédoniste, sans doute
satisfaisant, restant cependant dans l’ordre du sensible). Son signe le plus
évident consiste dans la joie[198], profonde, intérieure,
unifiante, libératrice ; l’état de
joie plutôt, qui illumine l’être, comme cela est particulièrement visible
chez les enfants, chez quelques moines comme chez certains fiancés et jeunes
époux ; animant l’être en son tréfonds, la joie est d’essence
intimiste : plus elle grandit et se fortifie moins elle se traduit par des
transports visibles (voici pourquoi elle est plus voilée dans les vieux couples
aimants). « La nature nous avertit
par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie.
[...] La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné le terrain,
qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal »
(Bergson[199]). La joie, indice et source de
paix, est le gage d’une victoire sur le temps et sur le temporel, au profit de
l’éternel et du spirituel. Être dans la joie, un réceptacle et un diffuseur de
joie : voilà la plus plaisante des vocations ! Toute la vie devenant
chant spontané, louange permanente, jubilation rayonnante ! « Le cœur parfait rencontre la joie où l’imparfait
rencontre la peine » (saint Jean de la Croix). « Sit laus plena, sit sonora / Sit jucunda, sit decora / Mentis
jubilatio » (saint Thomas d’Aquin, Lauda
Sion ; Que la louange soit pleine, qu’elle soit sonore / Qu’elle soit
joyeuse, qu’elle soit parfaite / La jubilation de l’esprit). Enfin,
fondamentalement, le bonheur est le complet et constant accomplissement de tout
ce que l’homme porte en lui de possibilités : est heureux celui qui
réalise au mieux sa nature d’homme, en développant toutes les qualités qui lui
sont propres.
La
morale, élan vital
Au
demeurant, la morale est rebelle à toute formulation ; loin d’être un
code, elle est vie, où elle n’est pas : elle se vit, s’éprouve. Loin d’être
une barrière, la conscience morale est un élan. Les devoirs ne sont ni à
négliger, ni à mépriser. Toutefois, d’une part ils doivent être perçus comme
des amis, des complices, et non comme des intrus ; d’autre part, leur
logique n’est pas intéressante : seule compte la dilection du prochain. La
question de ce que nous devons faire est « piégée ». Il s’agit en
réalité de savoir ce à quoi nous aspirons : si c’est le bonheur, encore
faudra-t-il adopter les voies et moyens qui permettent d’en ouvrir l’accès. Le
devoir s’efface alors au profit du vouloir. La parabole de l’enfant prodigue (Luc
XV, 11-32) résume assez bien, me semble-t-il, les deux visions de la morale. Le
fils aîné, furieux de constater qu’une fête est organisée pour le retour de son
frère prodigue, raisonne en termes d’une morale d’obligation : il a
toujours accompli parfaitement ses devoirs. Alors que son père est tout amour
et pardon. Le sens véritable de la légendaire formule de saint Augustin « Dilige et fac quod vis » (Aime et
fais ce que veux[200]) est que la voie du bonheur est
l’amour (d’autrui) ; malgré l’apparence cette formule est donc fort
différente de celle que Rabelais plaça au fronton de sa fantaisiste abbaye de
Thélème (« Fais ce que tu voudras »).
Au fond, saint Augustin donne à entendre que la morale vient en suppléance de l’amour,
car celui-ci, d’instinct, conduit au comportement idéal (l’amour maternel en
donnant la démonstration la plus visible, conduisant du reste à une juste
sévérité envers l’enfant pour l’élever). Cet amour d’autrui commence par son
écoute, au point de considérer, en suivant Ricœur, « Sois-même comme un autre ». La morale n’est pas négative,
ennuyeux conformisme, mais positive, force jaillissante, appel vers le haut. De
toute façon, « c’est la tension vers
un mieux qui est exigée moralement, beaucoup plus que la réalisation extérieure
immédiate d’un précepte » (A. You[201]). « Celui qui ne cherche pas la perfection reste dans la médiocrité »
(Cézanne). « La vraie morale dirige
l’homme vers ce qu’il porte de plus grand » (de Gaulle[202]). Et quant à l’efficacité, loin
d’être en contradiction avec la morale, elle est au contraire proposée comme
une ardente obligation, dans la vue de servir au mieux le bien commun (V. infra). Ainsi, derrière le moralisme,
empreint de morosité (morositas), il
convient de retrouver la moralitas, la
morale authentique qui en régénère le sens[203]. Elle est marquée du triple
sceau de l’espérance, de l’optimisme et du dynamisme. L’optimisme se cultive en sachant s’émerveiller de tout
et surtout de rien[204], en s’enthousiasmant de la
création et de ses manifestations, des humains et de leurs réalisations. L’optimisme
est bon pour chacun d’entre nous ; il fait du bien à l’esprit comme au
corps ; il protège la santé ; il contribue à de bonnes relations avec
les autres[205]. L’espérance prend les choses
non telles qu’elles sont mais telle qu’elles vont, dans ce dynamisme où le déjà-là
appelle le pas-encore ; elle est élan vers l’avenir[206] ; loin de conduire à la
nonchalance, elle incite à l’action[207] ; de plus, alors que le
désespor est individualiste, l’espérance est communion. Pour un chrétien, sa
foi est un puissant ferment d’espérance[208]. « L’humanité
n’est pas seule face aux défis du monde. Dieu est
présent. C’est
là un message d’espérance, une espérance
génératrice d’énergie, qui stimule
l’intelligence
et donne à la volonté tout son dynamisme » (Benoît XVI[209]).
Ainsi
purifiée, n’est-il pas vrai que ravissante et délectable est la morale !
Fruit de la personnalité, création en partie originale, elle s’apparente à une
« œuvre » artistique (V. infra),
dont elle présente le cachet et la beauté. La morale est une esthétique[210]. Maupassant prétendait que
« la morale représente la poésie de
la loi »[211]. Elle l’est aussi des affaires.
Dès lors, elle ne devrait plus effaroucher. Car, même si les choses évoluent
actuellement, il y a une pudeur mal placée dans les entreprises à son propos.
Elle est rarement un sujet de discussion ; elle ne mobilise pas assez les
énergies. « Une société vivante a
besoin d’un débat éthique » (O. Abel[212]), vif et permanent.
La
morale, objectif personnel
Toutefois,
la morale ne se décrète pas : elle est le fruit d’un dialogue intime, d’une
éducation de la conscience, d’une tension vers un idéal. L’entreprise doit elle-même,
en tant que personne juridique (c’est-à-dire fictive), se fixer un objectif
éthique, et ses dirigeants s’efforcer de vivre les valeurs qu’ils proclament de
bouche. Nous avons plus besoins d’actes concrets que de déclarations d’intentions ;
de phares, de modèles, que de théoriciens en chambre et de faiseurs de
discours : « L’homme d’aujourd’hui
ne veut pas de maîtres, mais des témoins et, s’il accepte des maîtres, c’est
parce qu’ils sont des témoins » (Paul VI[213]). Les jeunes ont plus jamais
besoin « d’authentiques témoins et
non pas de simples dispensateurs de règles et d’informations ; des témoins
qui sachent voir plus loin que les autres, parce que leur vie embrasse des
espaces plus vastes. Le témoin est celui qui vit en premier le chemin qu’il
propose » (Benoît XVI[214]). « Quelle que soit la part de vérité dont un
homme dispose, il ne saurait l’imposer à autrui sans premièrement la faire
aimer, et il ne la fera aimer que par les œuvres » (Bernanos). D’un
autre côté la morale oblige chacun d’entre nous, et celle que nous professons
est d’abord pour notre usage personnel. C’est ce que signifiait Alain, d’une
manière peut-être caricaturale, en disant que « la morale n’est jamais pour le voisin » ; en ce sens, la
vraie question morale est « que dois-je faire ? » et non pas
« que doivent faire les autres ? »[215] (de même, sainteté bien ordonnée
commence par soi-même). Le moralisme relève de ce discours hypocrite à l’usage
d’autrui ; le Christ a fustigé ceux qui « lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, [alors
qu’] eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Matthieu, 23, 4).
Aussi devons-nous, individus comme entreprises, adopter un comportement moral
dans l’absolu, sans attendre d’autrui semblable attitude. « Chacun d’entre nous doit commencer par lui-même
car, si nous devions attendre que l’autre commence, l’attente n’en finirait
pas » (V. Havel[216]). Le mot fameux du commandant
français le 11 mai 1745, à la bataille de Fontenoy, « Messieurs les anglais, tirez les premiers ! », est une
exquise règle de courtoisie, poussée au paroxysme, mais point de la morale.
Telle
est encore la raison pour laquelle la mode actuelle de la repentance des fautes d’autrui, de nos ancêtres[217], me paraît très contestable dans
son principe, chacun ne pouvant s’accuser
que de ses propres méfaits[218], la faute véritable étant
toujours personnelle[219] ; sans compter qu’elle est
fâcheuse dans ses conséquences pour
la collectivité « repentante », qui a incontestablement besoin de
pardon[220] et d’oubli[221], à quoi répond juridiquement l’existence
des prescriptions et de l’amnistie. Au surplus, une société saine regarde vers
l’avenir, et ne passe pas son temps à revenir sur le passé lorsqu’il a été
douloureux et la cause de divisions[222]. D’où aussi mon oppostion aux
lois mémorielles. Les philosophes nous enseignent que « la conduite de terminaison est une conduite
vitale » : une société
bien portante se reconnaît « à son
pouvoir de “tourner la page”, d’en finir avec la douleur, avec le repentir,
avec le deuil, avec les regrets interminables » (Jankélévitch[223]). Ces raisons guidèrent le
général de Gaulle lorsque, en 1945, il s’efforça de regrouper toutes les bonnes
volontés pour reconstruire le pays ; combien sont présomptueux ceux qui,
plus d’un demi siècle plus tard, « jouent
à la résistance en prétendant faire du gaullisme contre de Gaulle »
(C. Lambroschini[224]) ! Aucun de nous ne sait
réellement comment il se serait comporté lors de cette époque difficile (n’oublions
pas que la majorité des députés qui votèrent illégalement les pleins pouvoirs
au maréchal Pétain étaient des élus de gauche, aux idées généreuses et qui,
quatre ans auparavant, avaient formé le Front populaire). L’apparente humilité
de la repentance cache une rare suffisance et un orgueil déplacé, en laissant
entendre que, pour notre part, nous n’aurions jamais agi de la façon de ceux
sur lesquels nous jetons l’opprobre. Enfin, elle fausse souvent l’histoire (en
oubliant les conditions réelles de la vie de l’époque), et parce qu’elle
procède de ce que le grand historien Marc Bloch appelait « ce satanique ennemi de la vérité
historique : la manie du jugement ». Que dirait-il aujourd’hui,
où tout un chacun juge tout le monde, contemporains et maintenant ancêtres
(mais en oubliant souvent celui que nous avons à juger en premier, c’est-à-dire
soi-même), et où les médias de masse cultivent une culture de la
suspicion ? Au cours d’une émission télévisée sur « le repentir dans l’histoire », le
philosophe Alain Finkielkraut déclara que ces repentances « ne sauraient avoir pour conséquence de
renforcer l’arrogance du présent par rapport au passé »[225]. Au demeurant, l’histoire
« est un moyen d’organiser le passé
pour l’empêcher de troppeser sur les épaules des hommes » (Lucien Febvre[226]), et ne devrait pas être un
moyen de l’accabler.
B. – Morale et culture ?
L’éthique
nous élève au-dessus de nous-mêmes et hors de nous-mêmes, nous faisant
communier avec d’autres êtres, au-delà de l’horizon médiocre de nos vies, hors
de ses brumes habituelles, dans le monde du bien et de la vérité, qui sont plus
grands que nos esprits. Aussi, si elle se distingue de la culture, elle s’insère
dans celle-ci[227]
(ou, plutôt, dans la
civilisation). Il n’est pas de réalité humaine qui
ne soit déjà culture (y
compris la religion). L’une et l’autre se fondent dans le
passé et la
tradition, tout en « donnant sens » au
présent et contribuant à
déterminer l’avenir. Mais la morale transcende la culture,
dans son aspiration
tant à l’universel qu’à la
pérennité (à l’éternité),
comme dans son refus du
relativisme « et les sables mouvants
d’un scepticisme général »[228] – un des grands fléaux actuels
de l’Occident[229] avec l’individualisme[230] (l’un et l’autre semblent se
développer concomitamment avec la « mondialisation » ; dans l’Église,
le relativisme se traduit par un redoutable libéralisme théologique et le refus
de toute transcendance[231]) –. Tocqueville avait prédit la
montée du relativisme, qui atteint son paroxysme actuellement, selon lequel
toutes les idées et valeurs sont équivalentes, toutes les opinions ont une
égale dignité, et qui confond les données culturelles avec la vérité, notamment
morale. C’est lui qui sert de soubassement au terrorisme du
« politiquement correct », se répandant comme traînée de poudre en
Occident, et créant une sorte « d’ordre moral », à cent coudées de la
vraie morale ; il est plus redoutable que ne l’a jamais été le pire
moralisme que j’ai critiqué précédemment, et est escorté d’une intolérance
redoutable. Pire, la démocratie est biaisée par une démocratie de pacotille,
fondée sur le règne de l’opinion,
elle-même soumise au magistère insidieux des sondages, des médias et des divers
groupes de pression. Et il faudrait encore dénoncer le matérialisme ambiant de
nos sociétés, dans lesquelles la consommation
semble devenue le principal objectif des individus, ou de beaucoup d’entre eux,
consommer toujours plus et d’objets plus onéreux, du dernier cri, conduisant à
une course sans fin vers davantage d’argent, permettant cette consommation.
La
crise morale
La
crise morale, que traverse l’Occident, ne résulte pas tellement d’un
accroissement soudain de la turpitude (qui est de tous les temps), que d’une
perversion du jugement, d’autant plus redoutable qu’elle est inconsciente,
résultant des idées et slogans répandus par les gens en vue et les mass médias. Heidegger regrettait que
ses contemporains tendaient à se réfugier dans la commodité impersonnelle du
« on » (devant la pensée de la mort) ; de nos jours, sa remarque
est applicable au jugement moral (par exemple, « on doit être de son temps »). La recherche d’un consensus est a priori sympathique, mais elle risque de devenir l’instrument
« d’hégémonie de n’importe quelle
idéologie » (J.-M. Trigeaud[232]), lorsqu’elle est porte sur des
valeurs : elle est une forme du totalitarisme, d’un totalitarisme mou. L’instinct
grégaire est antinomique, tant avec une pensée originale qu’avec un authentique
jugement moral. « Que l’on considère
quelque vertu que l’on voudra, justice, générosité, courage, qu’il s’agisse de
sagesse ou de pitié, partout l’homme n’est jamais vertueux que pour autant qu’il
se révolte contre la puissance aveugle des faits, contre la tyrannie du réel,
qu’il se soumet à des lois qui ne sont pas celles des fluctuations historiques »
(Nietzsche[233]). Bernanos haïssait l’homme
réaliste, qui s’incline devant « sa
Majesté le fait accompli »[234]. L’âme est aujourd’hui
« désarmée »[235]. Mais il est réconfortant de
constater que nombreux sont ceux qui cherchent à se « réarmer » (de
façon non belliqueuse, mais intérieurement) ; ce mouvement explique le
grand succès de librairie, qui a surpris les éditeurs et les commentateurs,
tant du Catéchisme de l’Église catholique[236]
que, quelques
années plus tard, du Petit traité des
grandes vertus, de M. André Comte-Sponville[237]. Les citoyens, désemparés dans
un monde apparemment en perte de sens, sont en quête de repères ; ils
cherchent dans le ciel le Grand Chariot
(la Grande Ourse) pour fixer le cap et se diriger. « Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont
dans un vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la morale »
(Pascal, Pensées, n° 383
[Brunschvicg]). Ils comptent trouver le port et des repères dans de telles
œuvres. Mais sont-ils outillés (intellectuellement) pour les comprendre ?
En tout cas, la morale a un bel avenir devant elle[238], ce qui aurait bien surpris
Sartre et compagnie !
C. – Morale
objective ou morale subjective ?
La
civilisation du libre service
La
civilisation contemporaine baigne dans le subjectivisme (et son frère le relativisme,
dénoncé ci-dessus dans le B). Une source de la crise actuelle « du
sens » relève d’un renversement de perspectives, substituant le point de
vue subjectif de la sincérité[239], au point de vue objectif de la
vérité (à laquelle nous sommes tous soumis, princes comme citoyens, mais qui
assurément « se compose de
certitudes obscures plus que de raisonnements », comme le notait
Rivarol, ce qui ne facilite pas la tâche). L’éthique personnelle (subjective)
remplace l’éthique objective. Ce bouleversement est parfois présenté comme une
conséquence de la « mort de Dieu ». Sartre affirmait qu’abandonner
toute notion de divinité revenait à renoncer à une morale objective, s’imposant
à nous avec une autorité supérieure à celle de notre choix personnel. Si Dieu n’existe
pas, il n’existerait plus de valeurs légitimant notre conduite. Cette vue est
excessive car, en dehors même de toute référence à Dieu, la nature de l’homme
implique certaines exigences morales universelles, dont chacun sent bien l’existence.
La morale est objective, ce qui l’apparente à la raison. Elle n’est point la compassion, ni le sentimentalisme, ni
la simple opinion ou impression (formulée de la façon suivante :
« moi je pense que », à propos de graves questions, sans y avoir
réfléchi ni délibéré). Notre civilisation est devenue de libre service, y compris à propos des valeurs : chacun prend
celles qui lui conviennent, comme il a pris l’habitude de saisir tel ou tel
objet dans des rayons des grandes surfaces (et de ne pas respecter les lois et
les règlements impératifs qui le gêne). Cette crise de la morale, cette perte
de repères, s’accompagne d’une crise du droit, devenant lui aussi de plus en
plus subjectif (V. supra).
« Quand nos compatriotes invoquent les droits
de la conscience [...] ils songent au droit de parler, d’écrire et d’agir selon
leur avis ou leur humeur [...]. Ils ne songent pas à suivre la loi morale. Ils
revendiquent le droit d’agir [selon leur] volonté » (Newman[240]).
Comment se fait-il, qu’en
morale, les opinions de quiconque, y compris du moindre freluquet dont
l’esprit
n’est pas encore formé, ait le même poids que
l’avis circonstancié et médité d’un
être rassis, voire d’un sage, alors que, dans les autres
matières, notamment
scientifiques, il n’en va pas de même ? Qui
m’expliquera cet étrange
mystère ? Certes, l’autonomie de la personne suppose
l’indépendance par
rapport aux déterminismes de la culture, mais notre
dignité d’homme implique
notre capacité à assumer l’héritage de notre
culture. Le refus de l’héritage
culturel par des jeunes, comme leur volonté de se
« bricoler » eux-mêmes
leurs propres valeurs[241],
est une marque de notre temps.
De la même façon, chacun se croit autorisé à
accuser et à condamner
(verbalement) des citoyens avant toute juridiction, de juger avant de
comprendre
et de s’informer (en se contentant sur ce point de la source,
très rudimentaire
et orientée, constituée par le journal
télévisé), bafouant la présomption
d’innocence
et, à travers elle, la dignité de l’homme ;
les rumeurs, soupçons,
dénonciations, condamnations, se propagent avec
célérité. Chaque citoyen, tout
en croyant pouvoir marcher à la seule lumière de sa lampe
personnelle (et, au
fond, ayant « bonne conscience » plus que droite conscience), s’érige en juge d’autrui (vous m’objecterez que
je sombre présentement dans ce travers : ce n’est pas tout à fait le cas,
puisque je dénonce ici une tendance générale, et point un individu dénommé).
« Chacun tient la présomption d’innocence
pour son droit à soi et la présomption de culpabilité pour le droit des autres »
(J.-D. Bredin[242]).
Selon
les tenants de la morale subjective l’appréciation morale se fonde sur l’intention
personnelle, indépendamment de toute norme. Mais comment le sujet se
déterminera-t-il ? Essentiellement en considération des conséquences entrevues
de l’acte qu’il envisage de poser (d’où l’affreux nom de conséquentialisme donné à ce système) ; ou par une évaluation
du plus ou moins grand avantage qui découle d’un acte (c’est la variante proportionnalisme). Selon cette vue, si
l’argent volé à une banque est donné aux nécessiteux, l’acte est moralement
louable (la fin justifie alors les moyens, le bien sacrifié étant moins
important que celui du comportement adopté). Cette morale est dite téléologique (pas théologique !),
car c’est le but poursuivi (en grec le télos),
qui donne leur moralité aux actes (de sorte qu’elle n’est qu’une variante de l’utilitarisme,
et qu’elle donne un grand rôle aux « experts » auxquels recourt l’agent
pour connaître les conséquences éventuelles de tel acte). Cette conception est
erronée ; la vraie morale est objective : loin d’être téléologique
elle est déontologique, c’est-à-dire qu’elle
se fonde sur l’obligation d’une norme universelle (du mot grec déon, ce qui oblige). Cependant, dans l’action
l’agent se trouve parfois en porte à faux avec sa conscience (V. infra, à propos de l’éthique de
responsabilité de Max Weber).
La
sage raison
Revenons
à la vraie morale (objective ou déontologique). Benjamin Constant avait cru
pouvoir relever une opposition entre l’Allemagne et la France à son
propos : « Les Allemands
prennent le sentiment comme base de la morale, alors que pour les Français, c’est
la raison ». J’ignore si cette vue est (ou était) exacte, bien qu’elle
ait reçu une sorte d’aval de Fernand Braudel : il prétendait que la France
avait connu tant d’invasions et de brassages, de populations comme de cultures,
que sa spécificité serait de penser ce que toutes les communautés qui l’habitent
ont en commun : l’homme et la raison[243]. Voilà pourquoi elle serait le
pays des Droits de l’homme et celui de la rationalité (ou d’une certaine
rationalité). Malraux exprimait une idée comparable en disant que la France a
une vocation « universaliste », qu’elle « n’a jamais été plus grande que lorsqu’elle parlait pour tous les hommes »[244]. Quoi qu’il en soit de ces
spéculations intellectuelles et historiques, celles de Constant présentent l’intérêt
de rappeler le rôle de la raison en morale[245], appuyée par des
« raisonnements », une argumentation, tout en se fondant sur des
valeurs, des représentations idéales de la vie (mais, en ce sens, elle se
distingue du rationalisme absolu, qui rejette celles-ci ; contrairement à
ce que laisse entendre Descartes, ni la raison ni la volonté ne sont
souveraines pour découvrir la vérité).
« La nature a pourvu les animaux d’armes, de
vêtements et d’outils, tandis qu’à la place de tout cela l’homme a reçu de la
nature la raison » (saint Thomas d’Aquin[246]), dont il lui faut se servir. Le
jugement moral requiert une délibération
qui, au dire d’Aristote, est partie intégrante du choix volontaire. L’éthique
propose un système de valeurs fondamentales, impératives et hiérarchisées, qui
sont autant de « points d’ancrage
nécessaires à l’humanisation de l’homme dans l’univers »[247], sans lesquelles il s’abaisserait
vers l’infra-humain. La visée de la morale est universelle, tous azimuts,
envers tous les partenaires de l’entreprise, dont les cocontractants. Mais son
application est forcément personnelle. Elle implique une humilité du sujet, au
sens étymologique de humilis, c’est-à-dire
qui reconnaît l’importance du terreau de la nature humaine (l’humus). La morale étant fondée au
premier chef sur la réalité objective, la création et la nature de l’homme,
elle est commune à tous : chacun doit et peut discerner les exigences éthiques
inscrites dans la réalité objective[248].
Le
monde réel
La
poursuite d’un idéal, auréolé de valeurs, ne
maintient pas le sujet dans
quelque empyrée éthéré. Loin de le
détourner du réel, elle est un aiguillon à
l’action
concrète. En effet, elle oblige à affronter le monde tel
qu’il est, avec ses
pesanteurs et sa complexité, les autres hommes, avec leurs
qualités et leurs
défauts, pour tenter d’approcher l’objectif
poursuivi. L’éthique « se donne comme tâche de soutenir la vie en
gouvernant l’action »[249]. Elle implique donc une
connaissance fine de la réalité. Le moraliste n’est pas je ne sais quel
utopiste imaginant quelque cité idéale, ni se cantonnant à chantonner un
discours cohérent mais sans prise sur le monde (ce qui serait un comportement
proche du nominalisme). S’il propose des normes d’action, encore doivent-elles
être applicables : je tenterai de ne pas oublier cette consigne dans la
suite de mes propos ! « L’homme
n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la
bête » (Pascal[250]). Celui qui prétend guider
autrui (le moraliste, comme d’ailleurs le juriste), ou entend agir, fait la
bête s’il ne tient pas compte des contingences terrestres et humaines. Et
chaque homme à sa place, qu’elle qu’elle soit, humble ou élevée, est en prise
avec les nécessités de la vie, et les circonstances auxquelles il s’adapte,
comme le marin qui navigue selon les vents et les courants. L’homme d’affaires
prend en compte les données de son domaine, dans lequel il se doit d’être
compétent (moralement et juridiquement. – V. infra l’efficacité).
Seulement
cette exigence de conformité au réel n’est qu’un moyen ou une étape de la
réflexion, et non le principe prioritaire dans l’action. Ainsi, la connaissance
des exigences du marché ne peut pas être placée comme objectif principal, en
admettant même qu’il soit une réalité (ce dont je ne suis pas convaincu, car il
n’est jamais parfait et les ultra libéraux, du style d’Hayek, raisonnent en se
fondant sur une conception idyllique du marché) ; et parler de concurrence
à propos d’économies non comparables est aussi étrange que d’additionner des
carottes et des tomates, ou des ordinateurs et des réfrigérateurs : la
liberté du marché se traduit alors par la disparition totale ou presque totale
de pans entiers de l’activité de certains pays ; en France, la
construction navale, la fabrication de certains appareils ménagers, des
téléviseurs, des chaussures, le textile. De plus le marché est totalement
irrationnel, comme les crises financières l’ont montré à suffisance, et comme
les crises boursières à répétition en donnent une illustration régulière. Les
intérêts ou les besoins du commerce international ne méritent pas davantage d’être
érigés au pinacle, comme le font les auteurs les invoquant pour justifier l’absence
de règles. La norme éthique doit prévaloir sur le fait. Tout en se référant à
la réalité, le sujet doit ne rechercher et n’adopter qu’une solution rendant
« justice à l’humain » (A.
Rich[251]), c’est-à-dire ne négligeant
aucune valeur fondamentale. Peut-être était-il d’autant plus nécessaire de
rappeler cette référence à la réalité, sans révérence, que nous baignons dans
une civilisation de surabondance des images (qui souvent s’évanouissent sur le
champ, comme tant de rêves qui n’imprègnent pas notre mémoire), de l’information
et de la « virtualité ». Le téléspectateur se prend pour un sportif
parce qu’il assiste à des rencontres, généreux parce qu’il regarde des
reportages sur des actions humanitaires, vaillant parce qu’il visionne des
actes de guerre, etc. « L’image tient souvent lieu de réalité
ici, et nous plonge dans l’illusion » ; dans ces conditions, le
risque est que la conscience perde « sa
raison d’être, puisqu’elle n’a plus d’actes à juger, ni de décisions à
conseiller » (J.-L. Bruguès[252]).
D. – Morale individuelle
ou morale collective ?
Une
collectivité, telle une société commerciale ou plusieurs sociétés
cocontractantes (en réalité leurs organes), peut partager les mêmes valeurs
éthiques, communier dans un idéal unique (V. infra morale universelle ou morale particulière ?). Néanmoins,
la morale est individuelle puisque, à l’heure de la décision, c’est un homme de
chair qui choisira en son âme et conscience, pour lui-même ou au nom de la
société qu’il représente. « Je dois
juger par moi-même ; et alors tout est dit. La morale est une solitude »
(Alain[253]). Acteur, l’homme d’affaire est
aussi un témoin puisqu’il porte des jugements, en privilégiant certaines
valeurs. Selon une erreur assez répandue, c’est le sujet, ou la pratique de la
majorité des sujets, qui fonderaient les valeurs éthiques : la vérité est
que l’homme peut seulement accueillir
et reconnaître les valeurs qui le
dépassent et lui sont extérieures. La
morale n’est pas quelque vague notion sociologique. Michel Villey fustigeait la
morale des Camus et Sartre, qu’il qualifiait d’abominable, parce que subjective
et sentimentale[254]. Ayant un soubassement de
valeurs fondamentales, elle ne peut pas non plus découler de la discussion et
de l’argumentation, contrairement à
la thèse de Jürgen Habermas[255] pour lequel (en simplifiant) la
morale se constituerait par l’échange d’informations et s’accomplirait par la
« discussion pratique », le dialogue, validant des normes extérieures
(si, à propos des normes juridiques, devant selon lui être élaborées de la même
manière, il soumet leur validité à une universalité, celle-ci est un leurre,
puisqu’il entend seulement par là qu’elles doivent recueillir un consensus par
« une procédure discursive »[256]). En revanche, le dialogue
confiant avec quelqu’un de plus sage que soi, un maître authentique (spirituel)
peut permettre au disciple de reconnaître les valeurs et l’aider à en découvrir
les applications concrètes dans sa vie[257]. Le maître n’est pas tant quelqu’un
qui sait que quelqu’un qui est, et
qui allume l’étincelle.
La
morale signe de contradiction
La
morale consiste à se savoir esprit et, par conséquent, à juger l’existence, les
faits et les circonstances, à ne point s’y soumettre. « Signe de
contradiction », elle est le contraire du conformisme (« tout le monde fait comme cela ») et
du fatalisme (« on n’y peux rien »[258]). « Peut-on concevoir une éthique qui ne soit pas paradoxale, et dont la
seule vocation serait de justifier les idées reçues et les préjugés et la
routine de l’éthique “doxale” » (Jankélevich
[259]). C’est sans doute en cela que,
selon la pensée si fameuse et si étrange de Pascal, « la vraie morale se moque de la morale » (sous entendu :
de la morale établie, pétrifiée ou « close », pour reprendre un mot
célèbre de Bergson[260]).
Le
jugement personnel
La
vraie morale est invention, voire révolte (comme le non possumus du général de Gaulle le 18 juin 1940). Par nature,
elle est défi au monde et à ses grisants appas. Loin d’être éthérée, elle a une
fonction créatrice. Elle n’est pas figée ou écrite, mais jaillissante et
vivante. « L’esprit universel n’est
qu’à la fin ce qu’il est en réalité », écrivait Hegel ; ce qui
donne à entendre que même les propositions universelles sont soumises au
processus d’une progressive découverte. Aussi, dans la mesure où la morale ne
se réduit pas à quelque code de conduite civile, puérile et honnête, comme
celui qu’avait rédigé Erasme, son application n’est pas purement mécanique ou
juridique : elle résulte d’un discernement
personnel de chaque individu dans sa singularité, en présence d’une
situation donnée ; il est l’œuvre de la conscience[261], où l’homme lit, écoute et voit
la vérité sur le bien et le mal (de sorte qu’Ovide la définissait comme un deus in nobis, un dieu en nous). « Tout homme a une conscience et se trouve
observé, menacé, de manière générale tenu au respect par une juge intérieur et
cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé
par lui-même, mais elle est inhérente à son être » (Kant[262]). La solution ne tombe jamais du
ciel toute armée. En ce sens, l’homme est une dialectique. Il lui incombe de
trancher la difficulté, de faire concorder la morale et la vie, dans sa mise en
scène toujours renouvelée et imprévue, de passer des valeurs impératives
objectives à des principes d’application concrets (comme la bonne foi), afin d’aboutir
à la meilleure décision ; dans le plein exercice de sa responsabilité
personnelle, il faut déterminer ce qu’il convient de faire et avoir le courage
de l’accomplir. Chacun, face à la réalité, doit d’une certaine manière réinventer la morale, se donner « une morale par provision », selon l’expression
de Descartes, c’est-à-dire une morale provisoire, toute modeste, orientant nos
actions concrètes[263], sans pour autant jeter par
dessus bord aucun principe fondateur. Aristote remarquait que le médecin ne
soigne pas l’homme, mais il s’occupe de Callas qui se trouve être un homme[264] ; de même, l’homme d’affaires
ne traite pas de la morale en soi, mais à propos de l’entreprise singulière qu’il
dirige, composée de salariés, ayant contractée avec tels fournisseurs et tels
clients nommés.
Il
y a, dans le coeur de l’homme, comme une résonance morale, dont l’écho, proche
ou lointain selon l’acuité de sa conscience, hulule sans désemparer et
follement contre l’évidence de sa faiblesse et de sa finitude. « L’homme passe infiniment l’homme »
(Pascal). L’homme est finitude mais la morale est infinie. Il ne doit pas tant se réaliser (tout en recherchant le
bonheur) que réaliser les valeurs qui
le constituent, nécessitant qu’il se transforme incessamment. La crainte du
refoulement sexuel, du berceau au cercueil, règne depuis le docteur Freud ;
mais le silence domine sur un refoulement autrement plus grave, celui de la
conscience morale.
La
prudence du serpent et la simplicité de la colombe
Dans
la tâche du discernement personnel, la science du bien est insuffisante :
il faut aussi posséder celle du mal, pour le fuir ou le combattre, connaître
les pratiques malhonnêtes pour s’en défier. Dans cette perspective, il importe
de cultiver et la prudence du serpent et la simplicité de la colombe (cf. Matthieu X, 16). Cependant, l’homme
digne n’est pas timoré, paralysé par la peur du mal ou du péché. Sans doute,
comme tous les êtres sur cette terre, et depuis toujours, s’écrie-t-il
incessamment « mon coeur est sans
repos », comme saint Augustin dans les Confessions (inquietum cor
nostrum). Mais en même temps il ne se méprise pas, mieux : il s’estime,
ce qui est une condition de l’amour des autres et de l’action[265]. Au surplus, la vertu n’est
point impuissance à commettre le mal ; sinon elle n’existe pas
(comp. : « Les vieillards
aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de
donner de mauvais exemples » La Rochefoucauld). Si la moralité est
ainsi une construction individuelle, elle exprime totalement la personnalité de
l’être, elle « colle » à lui de façon indissociable, le caractérise.
Par cet aspect de création, elle présente cette « indéfinissable parenté que l’on rencontre parfois entre l’œuvre et l’artiste »
(Bergson).
Toutefois,
avec l’intention la plus droite, et en ayant écouté
au plus près la
« voix » de sa conscience, qu’il a
préalablement formé le mieux
possible, le sujet peut se tromper et prendre une décision qui a
des
conséquences néfastes : la morale n’est pas
une science, son application
reste frappée d’aléa et comporte toujours des
risques. C’est le revers de notre
liberté, et de l’absence de déterminisme. Elle
implique donc le courage
(permettant d’accepter sciemment les périls), et
l’humilité (prenant acte de l’erreur,
tâchant d’en tirer des leçons, et le cas
échéant s’efforçant d’en
réparer les
conséquences fâcheuses pour les tiers).
Des
héros et des saints
Il
résulte de tout ce qui précède qu’il ne saurait y avoir d’experts ou de
spécialistes dans le domaine moral, comme il y a des spécialistes en
informatique, ou des spécialistes du droit de la distribution. Les moralistes
posent seulement les bases, les objectifs et les critères de discernement. Les
seuls experts de l’éthique sont les témoins du bien, que nous appelons
communément les héros ou les saints, qui témoignent de l’impossible.
Leur vie et leurs œuvres, leurs pensées incarnées et réalisées nous aident à
choisir notre voie (non point une sainteté raboteuse, radoteuse, ennuyeuse,
anxieuse, qui se soutient à force d’artifices et d’exercices, mais une sainteté
déliée, souple, allègre, quiète, qui se porte d’elle-même, et va son bonhomme
de chemin). Et le martyre est le saint extrême, affirmant l’inviolabilité des
valeurs morales et « l’intangibilité
de la dignité personnelle de l’homme [...]. Le martyre dénonce comme
illusoire et fausse toute “signification humaine” que l’on prétendrait
attribuer, même dans des conditions “exceptionnelles”, à l’acte en soi
moralement mauvais ; plus encore, il en dévoile
Mais
chacun peut se former quotidiennement, dans ce domaine comme dans les autres[267], en approfondissant les valeurs
et en les hiérarchisant, en discernant les principes d’application, en
établissant des critères de décision, en apprenant à effectuer des choix, etc.
« Toute notre dignité consiste [...]
dans la pensée. [...] Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la
morale » (Pascal[268]). À ceux qui le critiquaient, en lui demandant ce que lui avait
apporté la philosophie, Diogène répondait « à défaut d’autre chose, du moins d’être prêt à toute éventualité »[269]. Il serait bon que tout homme,
notamment d’affaires, pût répondre de même (en intégrant la morale dans la
philosophie). Du reste je crois que les « grands hommes » sont
précisément ceux qui se sont préparés aux éventuels événements qui pourraient
survenir : ainsi Charles de Gaulle qui, « le
18 juin 1940, jour unique, [...] sortit tout armé de lui-même »[270]. Les connaissances scientifiques
se sont merveilleusement accrues depuis le début du siècle, mais en va-t-il de
même de la conscience morale[271] ? Ne serait-ce pas le cas
de rappeler que « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme » (Montaigne) ? « Dans la pratique des bons principes, il faut
se comporter comme un athlète prêt à tous les genres de combats, et non comme
un simple gladiateur ; car aussitôt que celui-ci a laissé tomber son épée, il
est tué, au lieu que l’autre a la main toujours prête, et n’a besoin que d’elle
pour frapper » (Marc Aurèle[272]). Au fond, puisqu’elle permet de
construire sa vie, la morale est un métier « avec
tout ce que cela comporte de patience et de ténacité, d’apprentissage, mais
aussi de compétence, de simplicité, de génie aussi. Métier de peine, métier d’artiste
et d’artisan, métier d’art » (J.-L. Bruguès[273]). C’est la grandeur de l’homme d’avoir
la capacité de se transformer sans cesse en profondeur : combien de personnages
historiques se sont haussés à des sommets exceptionnels, après un début de vie
médiocre, comme saint Augustin ou Charles de Foucauld, les maréchaux de l’Empire
ou certains Compagnons de la Libération.
E. – Morale désintéressée
ou morale utilitaire ?
Des
auteurs considèrent qu’à la morale universelle s’opposerait l’éthique, qui
serait relative : cette vue est erronée (V. infra). D’un autre côté, tout un courant de pensée, venant des
États-Unis, prône actuellement une éthique des affaires[274], qui serait distincte de la
morale, en ce qu’elle serait utilitariste. L’utilitarisme est de tradition dans le monde dit anglo-saxon[275]. Ses représentants les plus
notoires sont Bentham, qui exposa cette théorie notamment dans son Introduction aux principes de la morale et
de la législation (1789), et Stuart Mill qui la défendit (dans L’Utilitarisme, paru en 1861). Or, a priori, l’utilitarisme est l’antithèse
de la morale. La vraie morale, pure, gratuite, dénuée de toute arrière–pensée,
est une fin en soi. L’utilitarisme n’est pas l’égoïsme : son idéal est de
parvenir au plus grand bonheur du plus grand nombre possible, ce qui a été
appelé la maximisation du bien-être
collectif. Mais cette théorie ignore la justice, car peu importe la répartition
inégale des satisfactions entre les individus, les sacrifices des uns au profit
des autres, y compris des restrictions à la liberté[276].
Pourtant,
à long terme, la morale est parfois féconde humainement. « Tout peut un jour arriver, même ceci qu’un
acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme
un bon placement politique » (C. de Gaulle[277]), ou économique[278]. Elle produit de la valeur
ajoutée : assurant un avantage
concurrentiel, elle est un outil
stratégique de premier ordre, surtout dans les affaires internationales où
les intervenants, moins nombreux, se connaissent (et il est possible de dire la
même chose de l’écologie : La prise en compte des aspects écologiques a évidemment un coût, mais
elle peut se révéler féconde, obligeant à des efforts de recherche, débouchant
eux-mêmes sur des innovations[279]). Si les entreprises n’ont pas d’âme,
elles ont une sorte de personnalité, qui dépasse leur personnalité juridique.
Voyez ce que l’on appelle leur image de
marque, leur réputation[280], c’est-à-dire la capitalisation
cumulée de leur publicité, de la fiabilité de leur produit (ou de leur service)
et de la qualité de leur réseau de distribution : elle dépend en partie de
leur moralité, évolutive au fil des temps. La plume ne fait pas l’oiseau :
au bout d’un certain temps la clientèle cesse d’être la dupe d’une entreprise
dont les méthodes, produits ou services laissent à désirer. Comme l’individu
doit patiemment se construire pour libérer le meilleur de lui-même, l’entreprise
doit s’édifier, à force de persévérance de ses dirigeants et de son personnel,
une personnalité forte, car fondée sur de la roche, l’éthique. Une affaire
édifiée sur des bases solides, respectueuses de la morale, résiste au temps et
aux bourrasques, alors que « le
marchand de poussière est ruiné par le moindre coup de vent » (selon
la leçon d’un conte oriental), comme le marchand d’illusions, celui de produits
frelatés ou de services bâclés.
Faut-il
s’alarmer de cette coïncidence de l’éthique et de la réussite, y voir « le signe de l’effondrement de l’esprit »[281], que Michel Villey fustigeait
dans l’utilitarisme, et dénoncer cette sorte « d’instrumentalisation »
des valeurs ? À mon avis, il est préférable de s’en réjouir[282], car elle possède une portée
incitative et corrective certaine. Elle permet une sorte d’auto-régulation du marché. Cependant, il faut garder à l’esprit
qu’une morale intéressée est un simple ersatz,
et continuer de souhaiter, dans une vue idéaliste, que tout un chacun, individu
comme entreprise, guidé par d’authentiques maîtres de vie aidant leurs
disciples à devenir ce qu’ils sont, soient animés par une recherche
fondamentale de la justice, de la beauté et de la vérité... Et, après tout,
dans la conception la plus ancienne et la plus judicieuse de la morale, son
objectif est le bonheur. Comment transposer ces formules à l’entreprise ?
En comprenant que pour celle-ci le bonheur consiste en la permanence de son
être et dans son développement grâce à son efficacité, le tout avec un prestige
incontesté (une image de marque exemplaire) :
la boucle est fermée.
F. – Morale de
conviction ou morale de responsabilité ?
Dans
les affaires le chef d’entreprise ou le salarié se trouve souvent confronté à
des dilemmes, des choix cornéliens entre des options présentant l’une et l’autre
des inconvénients et, peut-être, des entorses à sa morale de conviction (qui
est un absolu ; par exemple, au nom du respect de l’homme, ne jamais
licencier un salarié). Il se trouve face à des conflits de valeurs, entre lesquelles
il est sommé de choisir ; ou il est contraint d’adopter le profil bas d’une
éthique relative, « de compromis », et à renoncer à son éthique de
conviction ou à la suspendre. L’éthique de compromis occupe une importance
certaine en morale[283], et en pratique. Dans cet
esprit, Hegel opposait dans la Phénoménologie
de l’Esprit la « belle âme » au « héros de l’action ».
Max Weber[284] revivifia cette pensée par sa
distinction frappante et célèbre entre l’éthique
du gestionnaire (ou de responsabilité, Verantwortungsethik)
et l’éthique du prophète (ou de
conviction, Gesinnungsethik), prônant
la première, au fond dans la lignée de Machiavel. Il affirmait que « pour
atteindre des fins “bonnes”, nous sommes la plupart du temps obligés de compter
avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux,
et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences
fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et
dans quelle mesure une fin bonne justifie les moyens et les conséquences
moralement dangereuses » [285].
Cette
vue n’est recevable qu’avec discernement. Sans doute, le mot de compromis est
utilisé ici sans connotation péjorative : celui qui s’y adonne ne se livre
à aucune véritable compromission compromettante. La morale de compromis n’est point
une morale du consensus à tout prix ou du conformisme mou ; elle n’est ni
démission ni lâcheté, mais le choix d’un gestionnaire, entre les diverses
possibilités, de la moins néfaste, parce que « dans les choses, tout est affaires mêlées, dans les hommes, tout est
pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte. Rien n’est un, rien
n’est pur » selon le sceptique Chamfort. Par exemple, l’écologie
(noble et louable cause), entendue à l’extrême et voulue d’application
immédiate, aurait des effets économiques et sociaux désastreux : le
politique animé par l’éthique de responsabilité décidera (sans renier ses
convictions) de renoncer provisoirement à certaines mesures, d’en étaler d’autres
dans le temps, etc. Ou bien, tout en
soutenant l’agriculture biologique[286], ne pas en faire un absolu, car
ses rendements sont faibles, alors qu’elle demanderait que l’on multipliât par
2,5 la surface agricole, dans un contexte où les terres agricoles se raréfient
(quant aux biocarburants, certes énergies renouvelables, ils sont désastreux
sur l’alimentation du Tiers monde : 232 Kg de maïs sont nécessaires pour
produire 50 litres de bioéthanol, quantité qui permettrait à un enfant d’un
pays pauvre se vivre pendant un an ; selon la FAO la demande croissante
des biocarburants est un facteur aggravant la faim dans le monde[287], en encourageant notamment la
hausse du prix des céréales, sans parler de ses effets néfastes sur
l’environnement, avec l’augmentation de la déforestation dans certaines régions).
De même un chef d’État responsable ne saurait décider de désarmer
unilatéralement et ex abrupto son
pays, même s’il est le plus pacifiste qui soit. Mais ce relâchement de la
rigueur des valeurs, dans un esprit de responsabilité, n’est moralement
tolérable que sous certaines conditions. D’une part, que la solution adoptée ne
soit pas intrinsèquement mauvaise[288] ; par exemple l’assassinat
d’un homme. D’autre part, que l’agent s’emploie immédiatement à tâcher de faire
disparaître à sa source, ab ovo, la
cause du compromis, le dilemme qui l’a nécessité (qui résulte peut-être d’une
mauvaise organisation, d’un manque de préparation, etc.). L’idéal serait évidemment de toujours garder les mains
propres ; Péguy ajoutait : mais encore faut-il avoir conservé des
mains en fin de parcours. Les jusqu’au-boutistes (ou intégristes) de l’éthique
de conviction ne peuvent pas « supporter
l’irrationalité éthique du monde » (M. Weber[289]). Ce genre de doctrinaires, de
moralistes rigides et sentencieux, refusent de porter le poids de leur conduite
et les aléas de leurs choix ; en respectant des principes, ils s’estiment
vertueux, et cela leur suffit : advienne que pourra, perreat mundus (que le monde périsse) ! Ils oublient que
« L’existence historique est faite
de combats douteux, où nulle cause n’est pure, nulle décision sans risque,
nulle action sans conséquences imprévisibles » (R. Aron[290]). Henri IV, en promulguant l’Édit
de Nantes (fruit d’un compromis) ne fit-il pas preuve de sagesse, et ne
restaura-t-il pas la paix religieuse dans le royaume ?
L’éthique
du gris
Tout
le drame et l’honneur de l’homme est de tenter de concilier les règles et buts
de son domaine (y compris, pour une entreprise, l’épanouissement des salariés,
le service des clients, l’efficacité et la rentabilité) avec les directives de
sa conscience. Or, le « monisme du
paradis et de l’enfer » (Jankélévitch), qui serait bien commode, se
rencontre rarement : « dans le
tragique de l’action » (Ricœur), rien n’est jamais vraiment blanc ou
noir ; force est parfois de s’accommoder d’une blafarde « éthique du gris » (id.). Ciel et terre, idéalisme et
empirisme, se disputent la place (alors même que la morale reste objective et
non subjective, contrairement à ce que le théologien Karl Rahner et ses
épigones professent : pour eux, la source de la moralité est le sujet
humain dans son Dasein, dans son
existence mouvante et évolutive). L’humanité réelle est la peremixtio, selon l’expression de saint Augustin, c’est-à-dire le
mélange de tout, notamment du bien et du mal.
De
plus, la loi de gradualité, remise en
valeur à l’époque contemporaine[291], toute de mansuétude devant la
faiblesse des hommes, reconnaît que la morale n’exige pas que chacun parvienne
immédiatement à l’absolu proposé, mais seulement qu’il commence de s’y diriger
par un patient cheminement, dans un « processus dynamique ». Déjà la Didachè (VI, 2), ouvrage anonyme du Ier
siècle, le plus ancien écrit chrétien non biblique, indiquait : si tu n’es
pas parfait, « du moins ce que tu
peux, fais-le ». Lorsque l’idéal demeure fixé comme objectif réel,
même lointain, devant se traduire en actes, la morale est sauve : la loi
de gradualité n’est pas la gradualité de la loi, « comme s’il y avait des degrés et des formes de préceptes différents
selon les personnes et les situations diverses », devait préciser Jean-Paul
II[292]. Le moraliste est réaliste, et
animé par la charité. « Vivre d’une
vie vraiment morale et par suite continuellement morale en tant que telle – au sens où l’on dit : avoir une vie
religieuse – est peut-être à la portée des ascètes et des saints en odeurs de
sainteté » (Jankélévich[293]), mais point de l’homme d’affaires
moyen.
Dans
l’incertitude du choix idéal, et alors que le feu de l’action oblige à
trancher, force est de recourir à une éthique
du compromis, à « une morale
imparfaite, qu’on peut suivre par provision pendant qu’on n’en sait point
encore de meilleure » (Descartes[294]). Un passage de Paul Ricœur
résume bien le dilemme auquel se trouve confronté l’homme d’action :
Parfois « s’affrontent d’un côté le
respect dû à la norme universelle, et de l’autre le respect dû aux personnes
singulières. Il s’agit bien du tragique de l’action, dès lors que la norme
reste reconnue comme partie au débat, dans le conflit qui l’oppose à la
sollicitude en charge de la misère humaine. La sagesse de jugement consiste à
élaborer des compromis fragiles où il s’agit moins de trancher entre le bien et
le mal, entre le blanc et le noir, qu’entre le gris et le gris, ou, cas
hautement tragique, entre le mal et le pire »[295]. Le mieux (l’idéal) est souvent,
en pratique, l’ennemi du bien (la solution qui, sauvegardant l’essentiel,
apporte une solution convenable). Les choix, les arbitrages ou compromis, la
fixation des priorités sont le lot de toute personne qui agit. Pour Max Weber
la politique consisterait « à déjeuner
avec le diable », c’est-à-dire à prendre en compte les réalités dans
ce qu’elles ont de plus amer…
L’éthique
de la crête
L’éthique
du compromis connaît une variante que je baptise de la crête. Elle désigne le choix que doit opérer l’agent entre deux valeurs,
sinon contradictoires, du moins dont le respect est incompatible in specie. Se laisser attirer par le
pôle constitué par l’une d’entre elle revient à sacrifier l’autre. Adopter une via media, un juste milieu, est une
solution de facilité s’apparentant à une fuite, ou à la politique de l’autruche.
La solution idéale, dans cette situation biaisée, est de maintenir la tension
entre les deux bouts, par un exercice concret de la liberté « afin de trouver pour soi-même l’étroite
arête sur laquelle on ne peut se tenir que par un effort de volonté permanent »[296].
Le
flamboiement des principes et la boue des réalités
Il
serait éclairant d’envisager in concreto
les « cas de conscience » qui se posent au chef d’entreprise dans la
gestion quotidienne. Soumis à toutes sortes de contraintes contradictoires et
aux pressions divergentes des salariés, des actionnaires, des clients ou des
autorités publiques, il est obligé de choisir entre le flamboiement des
principes et la boue des réalités. « Rien
ne marque tant le jugement solide d’un homme que de savoir choisir entre les
grands inconvénients » (cardinal de Retz). Faut-il, par exemple,
perdre un contrat important qui permettrait à l’entreprise d’employer tant de
salariés tant de mois, parce qu’il n’est possible de le conclure qu’en versant
un pot de vin ? A-t-il le devoir de renoncer à un marché dans un pays
parce que les Droits de l’homme n’y sont pas respectés[297] ?
Une importante société
doit-elle agir en justice pour obtenir le paiement de ses factures
d’une petite
entreprise, qui est déjà en difficulté et qui
risque de connaître un état de
cessation des paiements ? Et est-il moral qu’une petite
société poursuive
en paiement des débiteurs défaillants alors que ses
dirigeants connaissent leur
situation de détresse ? Est-il acceptable de vendre des
armes
perfectionnées et onéreuses, dont le coût est
disproportionné par rapport au
PNB du pays acheteur, mais alors que cela permettrait d’assurer
un plan de
charge de longue durée pour l’entreprise et
d’améliorer la balance des
paiements de la France, en sachant en outre que, si l’entreprise
en cause
renonce, son concurrent de tel autre pays le remplacera ? Mais
d’un autre
côté, refuser de vendre des armes à certains pays,
les plus démunis, sans leur
garantir la sécurité et alors que le désarmement
n’est pas réalisé (est-il
réalisable ?),
revient à « les livrer à la merci de
tous les appétits de puissance de leurs voisins »[298]. Le respect des règles relatives
au temps de repos des employés, par exemple les chauffeurs routiers, s’impose-t-il
moralement, alors qu’il risque de conduire à la perte des clients en n’ayant
plus des prix compétitifs avec les transporteurs étrangers pouvant œuvrer en
France ? Faut-il mentir sur les licenciements envisagés pour maintenir la
paix sociale, et donc préserver l’entreprise ? Un organe de presse doit-il
occulter telle nouvelle défavorable, risquant de porter atteinte au crédit d’une
entreprise[299] ? Les télévisions sont-elles
tenues par une sorte de devoir de réserve à propos des violences, pour éviter
que la diffusion de leurs images contribue à leur augmentation et à leur
propagation en d’autres lieux[300], ou peuvent-elles tout montrer,
au nom de la liberté d’information et en avançant que les citoyens doivent
prendre leurs responsabilité eux-mêmes ? Un banquier doit-il accorder un
prêt à une entreprise pour un projet sérieux mais risqué, dont le succès
(aléatoire) la sauvera, mais dont l’échec sera sa ruine définitive ?
Une
entreprise peut-elle continuer à vendre des produits obsolètes par rapport à
ceux de la concurrence pour écouler ses stocks, ou attendre l’arrivée des
nouveaux modèles qui sont prévus (la question est réelle dans le domaine de l’informatique,
où l’obsolescence est rapide, à un point qui n’a pas de précédent[301]) ? Ne faut-il pas au minimum,
dans ce cas, prévenir le client de la sortie prochaine de nouveaux appareils,
avec le risque qu’il ne veuille pas attendre et se dirige vers la
concurrence ? Est-il correct de proposer à un client un produit
correspondant à ses besoins, de qualité acceptable, mais qui n’est pas le plus
avantageux dans ceux que l’entreprise fabrique ou distribue, ou alors que celui
d’un concurrent est bien meilleur ou moins onéreux ? Un dirigeant doit-il
accepter le « cafardage » par des cadres de pratiques douteuses ou de
négligences d’autres cadres (qui ne sont pas leurs « subordonnés »,
sinon la réponse est aisée) ? Une entreprise est-elle répréhensible de
lancer une OPA plus ou moins sauvage contre une autre, alors que celle-ci est
sur la pente du déclin ? etc.
Peut-être
attendez-vous des réponses à ces questions ; eh bien ! vous
attendrez, car je n’en n’ai pas dans l’absolu, chaque situation concrète
nécessitant une étude approfondie du cas, ne pouvant être résolue in specie que par l’agent confronté aux
dilemmes relatés, pris entre le zist et le zest. De plus, le choix s’imposera
rarement de façon nette et définitive, de sorte que deux responsables, honnêtes
et à la conscience formée, placées dans les mêmes circonstances n’adopteraient peut-être
pas le même parti. Cependant, le décideur sommé de choisir entre deux voies qui
lui paraissent mauvaises, et qui n’a pas à statuer dans l’urgence, pourrait
sans doute procéder à une « modélisation » informatisée pour l’aider
à prendre sa décision de la façon la plus rationnelle possible, en entrant tous
les paramètres imaginables (étant entendu que ce procédé ne dictera pas la
solution, qui restera du ressort de sa conscience : c’est un simple outil
de connaissance).
G. – Morale
universelle, morale particulière ou morale de situation ?
La
morale fondamentale a d’abord une compétence dans tous domaines. Elle abolit
les barrières entre les disciplines et les domaines d’activité : tel est
le sens du cri éternel d’Antigone, affirmant que l’ordre politique est soumis à
la morale (mais pouvant être étendu aux autres ordres). Plus encore, la morale
transcende l’espace, se moque des frontières et des différences culturelles ou
raciales ; dans la mesure où elle est ontologique, elle constitue un
trésor commun à toute l’humanité, dépassant les données empiriques, même si ses
bases peuvent différer d’une culture à l’autre[302]. La morale est universelle,
comme Platon l’avait déjà indiqué. L’impératif catégorique de Kant ne dit pas
autre chose : « Agis seulement
d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle ». La morale comporte des
« universaux »[303]. C’est en cela que le relativisme est un risque majeur de nos
sociétés. Toutefois, il existe une morale chrétienne ; mais sa spécificité
réside dans sa dimension théologale[304], et point dans ses composantes
(en cela je ne démords pas de ma position que la morale est universelle). Ainsi
la justice, exigence éthique, ne se dissout pas dans l’amour (agapé/caritas), dont la place est
suréminente dans le christianisme, ayant été donné comme loi par le Christ.
Que
l’éthique soit universelle n’interdit pas la naissance de morales
particulières, non pas contradictoires avec la première, mais qui viennent la
compléter et l’affiner dans un domaine spécifique, telle la pratique des
contrats internationaux ou, plus largement, des affaires[305]. Unitas multiplicitatis (unité d’une multiplicité). La doctrine
sociale de l’Église représente ainsi une morale spéciale, sociale en l’espèce[306]. En effet, chaque secteur d’activité
(et, plus encore, chaque agent) a besoin d’une morale qui le dépasse, le
domine, lui fixe une idéal, des normes de référence, en deux mots : une instance critique. Ainsi, dès la fin
du siècle dernier, en plein capitalisme sauvage, Durkheim appelait de ses voeux
« une morale professionnelle »
(« Il importe au plus haut point que
la vie économique se règle, se moralise et afin que les troubles, les conflits
prennent fin, et que les individus cessent de vivre ainsi au sein d’un vide
moral où leur moralité individuelle elle-même s’anémie. Car il est nécessaire
que dans cet ordre de fonctions professionnelles, une morale professionnelle se
constitue, plus concrète, plus proche des faits que ce qui existe aujourd’hui »[307]). Il fut entendu. L’époque
contemporaine a vu apparaître de multiples éthiques particulières, éclatées,
dispersées, sectorielles, en quelque sorte corporatistes.
Ce phénomène n’est pas malsain, si l’éthique spéciale ne contredit en rien la
morale, et si le professionnel intéressé conserve son entière liberté de
jugement[308].
Pour
autant la morale particulière, même du gris ou des crêtes, relève bien de la
morale, telle que je l’ai définie. En revanche, la morale dite de situation
ne répond pas aux critères proposés, et n’a donc de la morale que le nom. Selon
ses adeptes les plus radicaux elle ne régit que des situations de fait, qui ne
peuvent jamais être analysées indépendamment de l’être propre et de l’expérience
d’une personne déterminée, chacun vivant une situation donnée différemment des
autres. Ce qui constitue la situation donnant lieu à l’application de la morale
n’est pas tant un ensemble de circonstances (la situation à laquelle l’agent doit appliquer les principes
moraux), que l’agent lui-même, hic et
nunc. Et comme il ne vit jamais qu’une seule fois telle situation (car même
si les données brutes sont identiques, lui est différent), il est impossible d’établir
des règles préexistantes et universelles ; tout au plus certains principes
sont-ils tolérés, non comme normes devant s’appliquer mais comme des conseils
pouvant éventuellement orienter le choix de l’agent. Les solutions morales ne
se dégageront que dans l’action, par la décision qui sera prise. L’homme est
alors entièrement livré à lui-même, sans repères ni boussole : il connaît
l’angoisse de la décision poussée à son paroxysme. Au fond, dans sa plus
extrême version, l’éthique de situation est une morale sans morale, puisque
sans normes : elle est une fausse morale. Telle fut la position de Sartre,
voyant (faussement) en elle une affirmation de la liberté, ou le plein
accomplissement de celle-ci[309].
H. – Morale
éternelle ou morale nouvelle ?
Universelle,
la morale est intemporelle : liée à la nature de l’homme, elle domine le
temps et l’histoire. Ici point de tabula
rasa possible ! Elle ne vieillit pas, ne connaît ni modes, ni
nouveauté radicale[310] ; elle ne saurait être
« située » (selon l’expression curieusement utilisée par d’aucuns
pour exprimer qu’elle est temporaire). Le moraliste, sans lassitude, doit
chanter à jamais des mélopées anciennes et cependant toujours neuves, exhumer
des ariettes d’antan qu’il suffit de transcrire en rythmes renouvelées.
Régulièrement, certains auteurs saluent l’apparition de ce qu’ils nomment une nouvelle éthique,
comme il y a eu une
nouvelle vague au cinéma, un nouveau roman ou une nouvelle
cuisine, alors que,
tout au plus, il s’agit d’une évolution des
mœurs, dont ils traitent dans une
étude sociologique. D’autres relèvent et fustigent
une « valse des
éthiques », alors qu’il ne s’agit que
d’un changement de mode dans le
management. Cependant, d’une part chaque agent doit porter un
jugement de
valeur en fonction des données présentes, de
l’éphémère, de l’époque
où il vit
(où conflue aussi la sagesse des
générations) ; d’autre part, la
formulation de la morale est tributaire de la culture et de la langue
du lieu
où elle s’incarne à un moment donné ;
enfin, la conscience de l’homme peut
se développer au fil des ans, et elle peut élaborer de
nouvelles conséquences
de certaines valeurs, voire en découvrir
d’inédites, comme le souci de
respecter l’environnement, c’est-à-dire le monde
où séjourne l’humanité[311]. Nous ne pouvons pas imaginer
jusqu’où la conscience morale pourra se déployer, de même que nous ne savons
pas quelles découvertes et inventions s’opéreront. « Le temps est en quelque sorte l’inventeur de la vérité et le bon
découvreur » de la pensée humaine (saint Thomas d’Aquin[312]). Mais qu’est-ce que le temps se
demandait saint Augustin[313]...
En
effet, la personne humaine n’est pas figée ne
varietur dès la fin de l’adolescence : elle est appelée à croître,
grandir, se développer, et avec elle sa conscience. Il est évidemment
regrettable que nous commencions à savoir vivre quand la vie s’échappe de
nous : mais mieux vaut tard que jamais ! Montaigne écrivait ceci, cum grano salis, « cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être
arrivés à leur leçon d’Aristote sur la tempérance » qui leur eût
permis d’éviter d’attraper ce mal. L’entreprise elle-même peut connaître cette
croissance morale, par l’intermédiaire de ses organes et de son personnel. Faisons
mentir Ripert, qui écrivait : « ces
personnes, dites morales, n’ont pas de vie morale »[314] (en raison de leur fictivité).
§ 2. – L’origine de
l’éthique
J’ai
retenu l’expression d’origine de l’éthique,
qui n’est pas très
heureuse en l’espèce, faute de mieux. Je n’entends
pas rechercher ici quelles
sont les sources religieuses ou philosophiques qui inspirent la morale,
lui
souffle ses idéaux et ses normes. Je veux seulement marquer que
la morale
connaît des sortes de degrés, de l’éthique
spontanée, à l’éthique imposée, en
passant par l’éthique organisée.
A.
– L’éthique spontanée
1°. – L’éthique spontanée des personnes
physiques
L’éthique
spontanée est
celle que l’homo ethicus s’impose à
lui-même, en toute conscience, en effectuant le travail de déchiffrement
précédemment relaté, le conduisant à agir de telle ou telle façon, par action
ou par omission. Sans doute est-ce la seule vraie morale. Pour autant, cela ne
signifie pas que le droit ne la prenne pas en considération. D’abord, parce qu’il
peut y avoir concordance entre l’obligation morale et l’obligation juridique,
comme c’est souvent le cas, même si l’agent ignorait son existence (il croyait
n’agir qu’en conscience, alors qu’il le devait en droit). Mais dans d’autres
circonstances, sans être une obligation juridique stricto sensu (une obligation s’imposant et dont l’exécution peut
être obtenue en justice par le créancier), l’obligation morale est prise en
considération par le droit.
L’obligation
naturelle
L’obligation
naturelle en est
une illustration frappante[315]. Car qu’est-elle, dans sa
pureté, sinon un devoir subjectif de conscience ? Tant qu’elle n’a pas été
exécutée (ou promise, V. infra) elle
est naturelle, en ce sens qu’elle ne relève que de la nature, pouvant s’entendre
ici comme un sursaut instinctif de la conscience (de sorte qu’elle a un lien
fort avec la morale), et point du droit (aucune exécution forcée n’est
possible). Mais une fois que cette obligation morale est volontairement
accomplie, elle se mue en obligation juridique de par la loi, du moins quant à
un effet important : la validité du paiement (V. l’art. 1235, al. 2, du C.
civ. posant que « la répétition n’est
pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement
acquittées »[316]). La jurisprudence a apporté sa
pierre à la notion, en décidant qu’une simple promesse de payer, à propos d’une
obligation naturelle, transformait également celle-ci en une obligation
juridiquement exigible[317]. Toutefois, cette analyse est
insuffisante, car toute obligation morale n’accède pas pour autant à la qualité
d’obligation juridique. Seules bénéficient de ce changement celles qui, non
seulement ne sont pas illicites[318], mais encore sont reconnues
objectivement (quoique implicitement) par la société[319] (au-delà de l’individu), telles
les libéralités entre concubins[320] (qui apparaissent d’ailleurs
parfois plus comme une sorte d’indemnité de répudiation sans histoire que comme
l’obéissance à un sursaut de la conscience).
Aussi il est plus pertinent de considérer
les obligations naturelles comme des obligations juridiques, mais subsidiaires,
appartenant au domaine du droit informel, qui émane de l’autorégulation
collective. En effet, elles n’obligent pas seulement dans le for interne (de la conscience individuelle,
comme la morale), mais aussi dans le for
externe (parfois appelé, de façon contestable, la conscience collective[321], qui est plus exactement l’opinio juris, c’est-à-dire l’assise de
la coutume). Elles constituent une des deux catégories des obligations d’honneur (l’autre, dit engagement d’honneur, trouvant
sa source dans un acte de volonté[322]).
Mais à partir du moment où la
loi de l’honneur a été précisément
honorée, c’est-à-dire que l’obligation
d’honneur
objective (car fondée sur l’opinio juris) a été volontairement exécutée,
elle se modifie : d’obligation naturelle elle devient obligation civile
parfaite. Il n’y a pas novation, au sens technique de ce mot, mais bien une
simple transformation, comme l’a
indiqué l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 1995 (préc.). Autrement
dit, l’obligation n’a pas changé quant à sa nature (elle était déjà bien une
obligation, et pas un simple devoir moral), mais seulement dans ses effets,
puisqu’elle devient obligatoire, alors qu’elle ne l’était pas. Elle atteint la
plénitude des obligations juridiques. Dès lors, la promesse d’exécuter une
obligation naturelle est un engagement unilatéral de volonté parfait[323] (caractérisé par une volonté d’une
densité spéciale et par l’existence d’une correspondance à l’intérêt de son
auteur, conçu comme une vraie contrepartie, fut-elle simplement morale[324]). Un auteur lui a donné une
justification causaliste : « l’existence
de l’obligation naturelle est essentiellement la cause de l’acte juridique qui
transforme cette règle objective relevant d’un tiers droit en obligation
civile. La cause de l’engagement unilatéral réside donc essentiellement dans
cette obligation naturelle »[325].
Le concept d’obligation naturelle
présente un caractère dynamique, pouvant évoluer avec le temps et les mœurs[326], tout en présentant l’avantage
de permettre « de rendre compte d’un
besoin de moralisation et de revitalisation des liens sociaux »
distendus[327].
La
gestion d’affaires
Le quasi-contrat de gestion d’affaires offre un second
exemple d’un devoir de pure conscience individuelle que le droit sanctionne.
Fondamentalement, un quasi-contrat est un
fait juridique, plus précisément un fait (juridique) purement volontaire, selon l’expression légale (C. civ., art.
1371). Quel est le fait qualifiant en l’espèce ? À la base, celui de s’immiscer spontanément et opportunément
dans les affaires d’une autre personne, dans une vue désintéressée, pour
lui rendre service. Le critère est de restituer un avantage immérité ; d’où
son fondement est l’équité, une
équité non point contra legem, telle
qu’elle est souvent perçue, mais une equitas
scripta, voulue par le législateur. Il serait inéquitable que quelqu’un
bénéficiât d’un avantage sans cause, qu’il pût le conserver ou ne pas
dédommager celui qui en a supporté les frais, alors qu’il est intervenu par
altruisme. Toutefois, cette équité est en quelque sorte objective, car elle s’appuie sur des considérations de fait, des
déplacements de valeur, des avantages immérités. Le droit s’efforce de
rétablir, au moins partiellement, la situation antérieure. Ce fondement, tiré
de l’équité, impose au maître de l’affaire, sinon un devoir moral de
reconnaissance, du moins une obligation juridique d’indemniser le gérant. La
gestion d’affaires présente donc deux aspects intimement associés. D’un point
de vue individualiste, l’immixtion sans titre dans les affaires d’autrui
suscite une certaine méfiance :
une suspicion pèse a priori sur cet
individu, sur son zèle qui le conduisit à se mêler de choses hors de sa sphère
normale d’action (culpa est immiscere rei
ad se non pertinenti, Digeste 50, 17, 36 ; l’immixtion dans les
affaires d’autrui est une faute). Mais, en même temps, la gestion d’affaires,
regardée sous l’angle de la solidarité sociale, mérite la bienveillance : le gérant intervient généralement dans le pur
dessein de rendre service à autrui, souvent par charité, parfois par héroïsme[328]. Indépendance juridique des individus et altruisme, ce sont les deux faces de l’institution. Le droit
positif n’a omis aucun de ces deux visages de la gestion d’affaires, en
adoptant un régime en demi–teinte, pour ne
pas encourager les interventions intempestives, sans pour autant décourager les
interventions utiles. Ce subtil équilibre explique tant les conditions
requises pour l’efficacité de la gestion d’affaires que l’étendue des
obligations qui naissent à la charge de ses protagonistes[329].
2°. – L’éthique spontanée des
personnes morales
L’éthique spontanée ne se limite
pas aux personnes physiques. Elle peut être le fait d’une personne morale, du
moins de ses dirigeants fixant la ligne d’action, par des directives plus ou
moins floues, plus ou moins impératives. Parfois, elles calquent l’apparence de
règles juridiques par l’appellation de charte ou de code de déontologie[330], éventuellement élaborés en concertation
avec le personnel. L’entreprise devient alors créatrice de valeurs.
Ces
chartes et codes suscitent la suspicion de plusieurs observateurs. Ils
craignent qu’ils occultent la conscience individuelle, conduisant à un retour à
la morale des interdits et de la casuistique, heureusement bannie au profit de
celle du bonheur ; s’il est vrai que les textes en question posent des
prescriptions parfois précises, ils ne sauraient supprimer l’appel de la
conscience en complément et pour le surplus. D’autre part, les mêmes esprits ne
voient dans ces chartes et codes que de la « poudre aux yeux », en
constatant que certaines sociétés les utilisent comme de superbes cartes de
visite, pour améliorer leur image de marque à l’extérieur, sans qu’ils aient
une quelconque application concrète. Mais il s’agit là d’une déviation, qui ne
permet pas de condamner ex abrupto
ces initiatives. Lorsque l’esprit qui anime ses rédacteurs est autre, leur
utilité apparaît certaine, sans doute d’abord comme un moyen de communication et
de publicité, mais aussi comme un instrument de gestion performant ; ils
permettent de prévenir les risques, notamment juridiques (les procès des
clients insatisfaits, des concurrents victimes d’agissements déloyaux, de l’État
pour corruption, etc.). Il est
nécessaire que les préceptes de ces codes soient précis pour l’exercice de la
profession considérée ou dans telle entreprise, et pas simplement de vagues et
naïves propositions à l’eau de rose, et évidemment qu’ils ne contreviennent
jamais aux textes impératifs. De plus, ils doivent être assortis de sanctions
disciplinaires (y compris par l’intégration, éventuellement, de certaines de
ses dispositions dans le règlement intérieur), mais aussi de récompenses
(« la carotte et le bâton »). Les meilleurs codes éthiques sont ceux
qui, présentant ces caractères, auront été élaborés en concertation avec le
personnel, au sein d’une commission éthique, puis mis en place avec une large
information pour mobiliser tous les salariés autour du respect de leurs règles,
dont ils auront compris les finalités. Ils permettent le cas échéant de
caractériser plus facilement la faute de celui qui n’en a pas respecté une
prescription, tant au sein de l’entreprise qu’à l’extérieur. En effet, lorsqu’un
tel écrit a été divulgué, et qu’il est parvenu licitement à la connaissance d’un
cocontractant, le juge ou l’arbitre devrait considérer qu’il engage la société
rédactrice, s’intégrant à l’ensemble
contractuel[331], à l’instar de la jurisprudence
relative à certains documents publicitaires (V. infra le principe de cohérence). Tel serait bien pris, qui croyait
prendre...
Ce mouvement est excellent et il
convient de le renforcer. À cet égard, j’avais émis il y a quelques années la
suggestion de créer, dans les entreprises d’une certaine importance, un responsable de l’éthique, chargé d’examiner
le respect des valeurs morales, dans et par l’entreprise, de rappeler sans
cesse à ses divers membres Vigilate !
(veillez, prenez garde), et d’élaborer une stratégie
éthique. En outre, de même qu’il est procédé à un audit social, pourquoi ne
pas envisager un audit éthique ?
Ces idées parurent fort saugrenues et utopiques. Mais je pariais que l’utopie d’un
jour serait vérité concrète ultérieurement. Le mouvement est amorcé : des
articles reprennent des propositions voisines, qui sont discutées dans des
colloques. Surtout, un pas avait été amorcé dans cette direction par un arrêté
du 29 juillet 1998, homologuant le règlement général du Conseil des marchés
financiers, établissant les règles de bonne conduites auxquelles doivent se
conformer les « services d’investissement »[332] : il leur imposait
notamment de désigner un « déontologue », dont le rôle était
minutieusement décrit (art. 3-1-3 et ss.). Tout arrive à qui sait
attendre !
B.
– L’éthique organisée
Par
éthique organisée, je songe aux
éthiques particulières et corporatistes (ou
néo-corporatistes[333]), dont je parlais plus haut, par
lesquelles s’instaure une auto-régulation
du milieu dont elles émanent. Prenant acte de leur liberté, les acteurs
entendent en assumer la responsabilité, en posant eux-mêmes des bornes à leur
action et des normes de comportement, en un mot une déontologie, qu’ils s’engagent à respecter[334] (notamment les membres des
professions libérales[335], le premier code de déontologie
en France ayant été celui des médecins[336]). Elles relèvent généralement de
l’infra-juridique, leur
méconnaissance ne donnant pas lieu à une action en justice, mais seulement, et
encore éventuellement, à des mesures au sein de la profession, comme l’exclusion
d’un syndicat : l’auto-régulation se prolonge alors par une auto-discipline
collective. Le mot de déontologie fut créé par Bentham ; il la définissait
comme « la connaissance de ce qui
est juste et convenable »[337].
L’éthique
organisée se traduit notamment par l’élaboration de codes de déontologie ou de
chartes éthiques, reprenant des usages (du moins ceux qui paraissent
satisfaisants) et leur ajoutant d’autres normes. Ainsi le Conseil des marchés
financiers a énoncé des règles de bonne conduite des OPA. Ces textes sont
parfois élaborés par et pour une branche professionnelle déterminée (tels les codes
français et européen de déontologie du franchisage[338]). Leur territoire est
variable : une « place », une région, un pays, un groupe de
pays. Ils peuvent être émis au sein d’une profession ancienne, comme pour une
activité nouvelle, suscitée par les progrès techniques.
Contrairement
à beaucoup d’esprits, j’apprécie l’effort manifesté par les codes de
déontologie (V. supra). L’éthique
organisée permet de moraliser des professions et des activités, en complément
des normes juridiques impératives, ou en leur l’absence, en attendant une
éventuelle intervention du législateur. Dans l’ordre international, elle
supplée dans une certaine mesure l’inexistence de conventions obligatoires dans
le secteur concerné. Telle est dans les affaires la lex mercatoria internationalis (si l’on accepte son existence[339]), se complétant sous nos yeux,
dans le monde de l’internet, par ce que j’ai appelé la lex internautica[340], constituée par les usages que
les « bons » internautes (au sens du « bon père de
famille ») considèrent comme normaux (la « netiquette »).
Dans
d’autres secteurs, les intérêts économiques sont si puissants qu’ils semblent
obnubiler totalement la conscience des acteurs (se dispensant d’une morale
spontanée), et que nulle auto-régulation n’apparaît, alors même qu’il n’existe
aucune norme impérative. Voyez les mouvements erratiques de capitaux, ces flux
et reflux soudains, qui s’effectuent instantanément grâce à l’internet. Ils
portent sur des montants gigantesques, et disproportionnés par rapport aux
échanges d’autres biens : par exemple, en 1995 le montant de devises qui s’échangea
quotidiennement dépassa 70 fois le commerce mondial des biens et des services.
Ce sont des fruits amers de la mondialisation (dite aussi, par un néologisme
venant de l’américain, globalisation),
et de l’abandon d’un étalon international. Les
opérateurs spéculent au jour le
jour, à la recherche du profit maximum, sans se
préoccuper le moins du monde
des conséquences de leurs actes et de
l’intérêt commun : ce sont, à
proprement parler, des irresponsables. Ils peuvent, non seulement
ruiner le
crédit d’une société, mais ébranler
l’économie d’un pays, voire d’un ensemble
de pays, comme les crises à répétition de ces
dernières années l’ont montré. Il
n’est point de révélateur plus éclairant de
la nécessité impérieuse d’une
éthique, dans tous les domaines de la vie sociale, car là
où il n’y en a pas,
les résultats sont catastrophiques au plan humain, en
définitive le seul qui
vaille. Il est impératif
« d’humaniser » et « de civiliser la mondialisation »
(J. Chirac[341]).
C. – L’éthique
imposée
La plus authentique morale est
spontanée, en ce sens qu’elle est le fruit d’une délibération volontaire de la
conscience, dans la plus grande liberté. Mais il serait utopique d’espérer dans
la cité terrestre l’application d’une morale parfaite : comment imaginer
que les hommes aient continuellement une vie morale (au sens où l’on dit avoir une vie religieuse, se
demandait Jankélévitch) ? Aussi le législateur est souvent intervenu pour
imposer un socle de comportements moraux de base. Il en va de la sorte lorsqu’il
prescrit des normes juridiques, qui sont en même temps des préceptes moraux.
Certes, il ne vise pas la morale, mais est animé par un souci de bonne concorde
dans la cité, par la recherche de l’intérêt commun et la protection de la
personne. Entrent notamment dans cette catégorie une bonne partie du droit de
la famille, du droit pénal ou du droit du travail. Et tout le droit de la
protection des faibles ou présumés tels, que ce soit des incapables (mineurs ou
majeurs), des contractants (notamment par les vices du consentement), des
salariés, des consommateurs ou des actionnaires (en tentant d’empêcher les
menées de « initiés » qui, ne courant plus de risques, rompent l’égalité
des chances et s’enrichissent illicitement). Ce faisant, le droit élabore une
morale collective, de masse même, mais s’imposant à chacun, personne physique
ou morale. Mais la loi ne prescrit jamais qu’un minimum. La morale de panache
est plus exigeante que le strict respect des règles légales : elle conduit
à regarder dans autrui un frère, qu’il convient d’aider à se développer, à
progresser, à se cultiver, à s’épanouir.
Chapitre
2. – Les FINALITÉS
Section
I. – La dignité de l’homme
§
1. – La dignité humaine, socle de l’humanisme
L’homme, considéré en lui-même,
est la première et l’ultime référence en morale. Sa différence est éclatante
avec le reste de la création[342], par sa liberté, son caractère
unique en tant que personne singulière[343] et son absence de déterminisme,
comme le fait qu’il soit seul un « roseau pensant », capable de
méditation et de réflexion. C’est en cela qu’il est digne, de par sa nature. Un
consensus minimum s’accorde sur cette conception. Le respect de la dignité de l’homme
est le premier principe moral, l’alpha et
l’omega de toute morale et de toute la morale, chrétienne[344] ou païenne, comme le socle de l’humanisme[345]. Cette vue n’est pas
récente : elle date de Socrate. Elle rallie l’ensemble des humanistes,
quelles que soient leur religion et leurs tendances philosophiques. S’il est un
« impératif catégorique » en morale, c’est bien celui du respect de
la dignité humaine[346], qui est un principe universel,
transcendant les cultures, et intemporel. Kant en a donné une définition
célèbre : « Agis de telle sorte
que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de
tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen »[347]. La dignité est ainsi reconnue
pour chacun, et de façon identique, même pour le plus abominable des criminels
(sa dignité d’homme libre et responsable veut qu’il soit jugé, et condamné à
une peine proportionnée au dommage causé à l’ordre social, et qu’il soit traité
« humainement » lors de la procédure et pendant son incarcération).
Pour autant, la formule kantienne est sans doute trop rationnelle : elle
laisse comme un goût de manque, car l’homme n’est tel qu’en tant que personne
singulière, appelée à une vocation infinie, transcendantale (ayant la mémoire de Dieu, disait saint Augustin
dans Les Confessions[348] ; dès lors l’homme
peut
accéder, par un retour sur lui-même, au cœur de son
être, là où précisément se
trouve Dieu. Maritain, néo-thomiste, ajoutait que l’homme
« a une dignité absolue, parce qu’elle est dans une relation
directe avec l’absolu »[349]). En tout cas, la dignité de l’homme
comprend son aptitude, sa vocation même, à s’accomplir totalement, c’est-à-dire
de correspondre à sa nature profonde, qui est d’effectuer librement ce qui est
bien pour lui. « La personne est ce
qu’il y a de plus parfait, dans toute la nature » (perfectissimum in tota natura, saint
Thomas d’Aquin[350]) : elle est une fin en soi.
Toute
âme est une mélodie
Que la dignité humaine soit un
thème philosophique ancien, notamment chez les Grecs (mais peu chez les
Romains), il n’en reste pas moins que le christianisme a largement contribué à
sa prise en compte, des Pères de l’Église au concile de Vatican II. Par
exemple, la constitution Gaudium et spes
« sur l’Église dans le monde de ce
temps », du 7 décembre 1965, comprend un important chapitre sur la
dignité de la personne humaine, complété par des applications concrètes de
celles-ci dans divers domaines, dont celui de la vie économique. La raison de
cette particulière insistance a un fondement scripturaire : l’homme est
« l’image de Dieu » est-il
écrit dans la Genèse (1, 26) ; saint
Paul précisa qu’il reproduit « l’image
de son fils » (Épitre aux
Romains 8, 29). À partir de ces brèves formules, l’Église n’a cessé de
méditer et d’approfondir sa réflexion sur la liberté et la dignité de l’homme,
en élaborant une anthropologie[351]. Un chrétien insère donc dès ce
stade une note de transcendance, puisque pour lui cette dignité est en lien
avec Dieu, un Dieu trinitaire (ce qui l’ouvre à la dimension sociale), et que
la vie morale consiste dans l’orientation délibérée des actes humains vers
Dieu, fin ultime de l’homme[352].
Jean-Paul II revenait
incessamment sur la dignité de l’homme, plus
fréquemment que ses prédécesseurs.
Par l’immense audience dont il bénéficiait,
inégalée dans l’histoire, grâce à
sa popularité et à ses nombreux voyages, ce Pape avait
donné à ce principe
comme une nouvelle jeunesse, et l’avait en quelque sorte
vulgarisé. À un
moment, le quantitatif, jumelé avec l’intensité,
débouche sur le
qualitatif : la réceptivité du concept.
Par son intelligence l’homme « dépasse l’univers des choses » (Gaudium et spes 1, 15). Il est
irréductible à une simple particule de la nature, ou à un élément anonyme de la
collectivité humaine ; être singulier, il se caractérise par son altérité :
« Toute âme est une mélodie, qu’il s’agit
de renouer ; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun »
(Mallarmé[353]). Chaque homme est singulier, un
commencement absolu, n’étant pas prédéterminé. Incompatible avec quelque valeur
marchande que ce soit, l’être humain vaut en lui-même et que par lui-même.
Aussi, la personne ne peut jamais être un bien juridique, une chose, que ce
soit dans son ensemble (son unité qui la caractérise), ou en pièces détachées
(d’où l’impossibilité naturelle de vendre des organes ou des éléments du corps[354]). L’homme « est et doit être le principe, le sujet et la
fin de toutes les institutions » (Gaudium
et spes 1, 2), et de toute vie sociale. C’est lui « qui est l’auteur, le centre et le but de
toute activité économique » (id.,
n° 63). Le respect de la dignité de l’homme doit être l’axe central de toute
entreprise et, par conséquent, être le pivot de l’ensemble de la vie des
affaires. Sa visée est universelle, tous azimuts, envers tous les partenaires
de l’entreprise. Il s’en déduit que « L’agir
humain est moral quand le choix libre est conforme au bien de l’homme »
(Jean-Paul II[355]). Autrement dit, dès qu’un
précepte ne respecte pas ce principe fondamental, il est immoral. Le critère
est aussi catégorique que simple dans sa formulation. Mais, évidemment, son
application dans la vie est moins aisée.
Les
Déclarations
La dignité humaine est placée au
premier rang par la Déclaration
universelle des Droits de l’homme, dont la rédaction fut influencée par
Jacques Maritain ; elle fut adoptée à Paris, au Palais de Chaillot, par l’Assemblée
générale de l’ONU, le 10 décembre
1948. Après un préambule solennel, son article premier déclare que « Tous les êtres humains naissent libres et
égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et
doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
À l’initiative de la France, l’ONU a
adopté le 9 décembre 1998 une Déclaration
universelle sur le génome humain, élaborée à l’UNESCO, proclamant que « chaque
individu a droit au respect de sa dignité et de ses droits, quelles que soient
ses caractéristiques génétiques », et traitant notamment de la « dignité du génome humain »[356]. Elle ne comporte malheureusement
aucune disposition quant aux recherches sur les embryons humains, alors qu’il s’agit
d’un des domaines les plus dangereux des activités des biologistes et des
généticiens[357]. Une procédure de
« suivi » des principes de la Déclaration a été confiée conjointement
au comité international de bioéthique
et à un comité de représentants des pays membres de l’UNESCO. En France, le code civil a consacré la dignité de l’homme :
« La loi assure la primauté de la
personne, interdit tout atteinte à la dignité de celle-ci... » (art.
16, résultant de la loi du 29 juill. 1994). Et le Conseil constitutionnel l’a
érigée en « principe à valeur
constitutionnelle » (Déc. du 27 juill. 1994[358]) au sein du « bloc de
constitutionnalité »[359], en se fondant sur la phrase
préliminaire du préambule de la constitution de 1946 (« Au lendemain de la victoire remportée par
les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la
personne humaine, le peuple français proclame, à nouveau, que tout être humain
[...] possède des droits inaliénables et sacrés »). Cependant la
dignité n’est pas une norme juridique de caractère prescriptif direct[360] : elle n’est opératoire que
par l’intermédiaire des conséquences que l’interprète lui attache ; par
exemple, ne pas admettre le spectacle dit « lancer de nains »[361]. Le principe de dignité a beau
se trouver au fondement de notre civilisation, être un impératif catégorique,
son contenu est flou et les règles concrètes qui en dérivent se découvrent au
fil des temps, comme de poursuivre l’objectif d’assurer à chacun un logement
décent[362], ou de lutter contre les
exclusions (loi n° 98-657 du 29 juill. 1998, dont l’art. 1er fonde
expressément cette « lutte » sur « le
respect de l’égale dignité de tous les êtres humains »). À cet égard,
c’est un « principe matriciel », selon l’expression du professeur
Bertrand Mathieu[363], ce qui est beaucoup plus qu’une
notion cadre (V. sur celle-ci infra).
§
2. – La dignité humaine et les Droits de l’homme
La dignité de l’homme est la
source des droits qui sont reconnus à l’homme : « elle est le principe matriciel par
excellence » (B. Mathieu). Ainsi, elle se trouve au fondement des Droits de l’homme, qui ont légitimement
acquis une si grande importance, surtout depuis la fin de la seconde guerre
mondiale (au moins dans les discours et dans les textes ; la réalité est
autre : le nombre de pays bafouant ostensiblement les Droits de l’homme
est considérable ; et la pauvreté, si répandue sur la planète, y compris
dans les pays riches, est une violation des Droits de l’homme, sans doute la
plus répandue[364], mais à laquelle nous nous
sommes habitués). Toutefois, il se trouve des auteurs pour contester les droits
de l’homme, dans leur formulation actuelle, comme étant « un produit philosophique, conceptuel,
juridique et politique, institutionnel et éthique de l’Occident » (J.
Yacoub[365]).
Jean-Paul II insistait tellement
sur les Droits de l’homme qu’il semble nécessaire de rappeler ses vues, d’autant
qu’elles sont assez personnelles, tout en se situant dans la lignée de la tradition.
Il innova d’abord dans le vocabulaire, car l’Église répugnait à la formule
« les droits de l’homme », lui préférant celle « des droits
fondamentaux » ; celle-là lui paraissait trop liée à une philosophie
individualiste née des « Lumières », et trop marquée par les ombres
de la Révolution. Dès les débuts de son pontificat le pape utilisa sans réserve
l’expression de « Droits de l’homme », dont il expliqua à plusieurs
reprises l’origine et le sens chrétiens. Mais surtout, il les plaça au cœur de
la pensée sociale de l’Église, en achevant l’évolution commencée par Jean XXIII
dans la lettre encyclique Pacem in terris
en 1963, et par le concile de Vatican II dans sa « constitution
pastorale » Gaudium et spes[366]. Le recentrage qu’il opéra sur
la notion de droits de l’homme est très évident à propos de la paix. Alors que
Paul VI affirmait en 1967 que « le
développement est le nouveau nom de la paix »[367], Jean-Paul II déclara, peu après
son élection, dans la lettre encyclique
Redempor Hominis du 4 mars 1979, que « la paix se réduit au respect des droits inviolables de l’homme »[368]. Et d’ajouter plus tard, « le développement, c’est le respect des
droits de l’homme »[369]. La conférence de Vienne sur les
droits de l’homme, de juin 1993, opina dans le même sens (I, § 10). D’autre
part, le Pape attira l’attention sur leur interdépendance et leur globalité,
car la violation de l’un quelconque d’entre eux met tous les autres en péril[370].
Mais les droits de l’homme n’étaient
pas envisagés par lui de façon individualiste et rationaliste, comme dans la Déclaration des Droits de l’homme et du
citoyen du 26 juin 1789 (dont les inspirateurs furent Rousseau, Hobbes et
Locke), où ils constituent essentiellement des revendications d’autonomie ;
dans la vue de l’Église, ce sont des prérogatives objectives liées à une nature morale de l’homme, de façon
universelle (en correspondance, à cet égard au moins, à la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen) :
la Déclaration « reconnaît les
droits qu’elle proclame, elle ne les confère pas ; ceux-ci sont en effet inhérents
à la personne humaine et à sa dignité »[371].
Le Souverain Pontife n’est pas le
seul à entonner des hymnes aux Droits de l’homme. La tendance est profonde et
quasi générale, malgré certaines fortes oppositions, par exemple celle de
Michel Villey[372]. Au fond, les Droits de l’homme
apparaissent comme une nouvelle forme du droit naturel[373], en rappelant que celui-ci n’est
nullement propre à la tradition chrétienne (V. supra).
Rien n’est plus révélateur de ce mouvement que le
fait que
les droits de l’homme aient été
érigés au pinacle d’une nouvelle éthique par
certains philosophes contemporains. Par là ils
réintroduisent une ombre de
transcendance. C’est que, paradoxalement, ils recherchent
désespérément celle-ci,
après avoir rejeté Dieu et avoir érigé
« l’homme-Dieu », selon l’expression
de Luc Ferry[374]. Il est piquant de constater que
cette image de « l’homme-Dieu » se veut en rupture totale avec le
christianisme alors, qu’en réalité, elle retrouve un aspect de la plus ancienne
tradition orientale, selon laquelle le but de l’homme est son identification à
Dieu, la théosis[375] (et les Pères orientaux
qualifiaient l’Église de théophore,
de porte-Dieu). Du reste, cet auteur
relève lui-même le « paradoxe ultime
de cet humanisme de l’homme-Dieu puisque c’est du dedans d’une temporalité où
il est de part en part immergé qu’il se sent requis par un en-dehors dont il
ignore tout, sinon qu’il le requiert »[376] ; cet « en-dehors » est ce que l’auteur
nomme dans d’autres passages « une
nouvelle transcendance », pour laquelle il convoque « les principaux concepts de la religion
chrétienne » qu’il réinterprète[377]. De l’importance des
« racines chrétiennes » de l’Occident[378]…
En revanche, tout en n’étant pas
seul, le pape est plus isolé lorsqu’il insiste sur le complément des Droits de
l’homme, c’est-à-dire leurs devoirs,
et sur la réciprocité entre droits et
devoirs[379]. Ils constituent autant de
limitations ou de freins à la liberté, une manière d’agir relevant de la morale[380]. Sans doute, les devoirs de l’homme
envers soi-même et inter alia, envers
les autres hommes, mais aussi, ce qui est évidemment une spécificité du
discours chrétien, les devoirs envers Dieu : ils sont l’envers des droits
de Dieu. Cependant sur le premier point, un philosophe politique contemporain a
exposé des vues assez proches, dans une vive défense et illustration des
devoirs de l’individu, envers lui-même et envers les autres, chacun étant co-responsable
de l’ordre civil[381]. Selon lui, la priorité morale
appartient aux devoirs civiques sur les droits civiques (op. cit., p. 33) ; il souhaite la naissance d’un nouveau
« social-isme » (sic), ni
de gauche ni de droite, « qui les
transcende et repose sur le principe du devoir » (op. cit., p. 283), « principe
souverain parmi tous les principes éthiques » (op. cit., p. 287). Cet auteur est parti du constat que, « dans les systèmes libéraux dénaturés,
dominés par les exigences aux droits-sans devoirs, à la satisfaction des
besoins et à la réalisation de soi à
travers une liberté d’action sans entrave, et donc des conditions de
désagrégation et de désordres civils, une politique des droits n’est rien moins
qu’une politique de revendications individuelles contre l’ordre civil, une politique des devoirs que l’ordre civil doit à l’individu » (op. cit., p. 15). De plus, comme la société continue de fonctionner
malgré la défaillance de certains citoyens, l’absence des devoirs des uns
augmente le devoir des autres (op. cit.,
p. 188), ce qui est une sorte d’injustice.
§
3. – La dignité humaine et ses conséquences
Les conséquences de la dignité humaine ne se bornent
pas aux droits de l’homme, quelques vastes et importants qu’ils soient. « Valeur des valeurs [elle] rend compte de
toutes les autres et [...] toutes les autres se fondent » sur elle,
écrit un théologien qui ajoute : elle est le « principe hiérarchisant et jugeant tout autre principe » (P.
Valadier[382]). La Déclaration universelle des droits de l’homme considère que la
dignité de l’homme est le fondement des droits économiques, sociaux et culturels
de l’homme (art. 22). Quitte à y revenir par la suite, voici un bref survol de
quelques unes des conséquences de la dignité de l’homme[383].
Le
respect. La question de la publicité
La dignité se traduit dans le secteur social et politique sous l’aspect de l’exigence du respect ; ce qui conduit à
combattre toutes les formes d’abaissement de l’homme, par tout l’univers, à
dresser des herses contre les puissances du mal qui défigurent la vie, dont la litanie
est immense et terrible : la violence, la haine, la corruption, les
discriminations, le proxénétisme, l’esclavage, le servage ou la traite[384], etc. (le code pénal français comprend un chapitre intitulé « Des atteintes à la dignité de la personne »,
art. 225-1 à 225-24). À côté de ces formes gravissimes ils en existent d’autres,
d’autant plus pernicieuses qu’elles sont moins violentes, et qu’elles sont
presque devenues coutumières. Prenons par exemple la publicité. Lorsqu’elle est déréglée, elle utilise tous les moyens
pour vendre le plus possible. La publicité ordonnée au bien de l’homme, du
client, cherche évidemment à faire connaître le produit (ou le service) et,
ensuite, à informer, à renseigner le consommateur. Assurément, sa finalité est
de vendre, mais elle passe, dans une vision humaniste, par le respect de l’autre,
du consommateur (y compris de ses croyances religieuses[385]), et plus encore de l’enfant,
qui devient de plus en plus la cible privilégiée des annonceurs[386]. Malraux constatait avec humour
dans les Voix du silence que « La publicité la plus efficace [...] joue sur
les réflexes conditionnés et crée, pour ses conserves, le Musée imaginaire des
comestibles ». Que les commerçants agissent ainsi n’est pas choquant
en soi : le procédé est un des moyens légitimes de la concurrence. Mais le
client doit rester libre de son choix ; il convient donc de se garder de l’abrutir,
comme de créer en lui de faux besoins ou des convoitises irréfléchies. Toute la
publicité axée sur la virilité et l’agressivité à propos des véhicules est
fâcheuse (il est vrai qu’elle est en régression). Celle qui est fondée sur l’érotisme
et la sexualité est à cet égard perverse et, le plus souvent, avilissante pour
la femme (ce m’est toujours un sujet d’étonnement que les mouvements féministes
soient si discrets et modérés à son endroit). Dans le même ordre d’idée, la
publicité provocatrice de la marque Benetton,
par exemple mettant en scène en 1998 des enfants trisomiques, pouvait choquer
et a choqué certains. Mais d’autres voix, notamment des mères de tels enfants,
se sont élevées en sens contraire, relevant l’avantage pour les sujets en cause
d’avoir accès à un métier en tant que mannequin, et le bienfait de sortir du
ghetto où les rejettent « les regards des autres » ; une fois
encore, la décision morale, in casu, n’est
jamais facile à déterminer.
Justice
et reconnaissance
Dans le domaine économique, la dignité de l’homme se présente sous les
traits de l’exigence de justice. Dans
les relations personnelles sous la
forme de la reconnaissance :
être pris et traité en tant que personne, et personne singulière, unique, alors
que l’économie de marché, poussée à son extrême, risque de finir par traiter
les hommes comme des outils, et les relations humaines au même titre que des
échanges onéreux de marchandises[387]. J’aurai souvent l’occasion de
revenir sur cet aspect.
Égalité
et solidarité
À envisager maintenant l’exigence
éthique de la liberté de chaque
sujet, aspect primordial de sa dignité, elle se manifeste dans l’aire sociale et économique par l’appel
à l’égalité, mais aussi à la solidarité. Dans les rapports personnels la dignité se
distingue comme une invitation à l’amour
et à la fraternité, conduisant encore à la solidarité (V. ci-dessous). L’égalité présente deux aspects
principaux, l’égalité des droits et des devoirs entre les citoyens, l’égalité
(ou la réciprocité) dans les termes de l’échange, permettant à chacun d’obtenir
un juste bénéfice. Ce dernier se conçoit principalement en termes économiques
(V. infra sur la bonne foi) ;
mais, étant donné la nature de l’homme, l’échange doit procurer aussi aux
partenaires un bénéfice d’ordre spirituel, c’est-à-dire un « accroissement de la confiance mutuelle, [un]
échange d’expériences, de paroles, de sentiments » (E. Fuchs[388]).
La
charité, débaptisée et
« déconfessionnalisée », a
été redécouverte sous l’habit
d’emprunt de
la solidarité, à travers mille et un visages, dont l’action humanitaire. Elle peut apporter un contrepoids moral, sous
forme de l’entraide et du partage, à une compétitivité agressive[389] et mortifère, condamnant toute
personne faible (physique ou morale) à quitter la scène. Elle est un remède à l’individualisme
ambiant et à la mondialisation (qui détruit les marchés locaux, où régnaient
une certaine solidarité). Mais si elle est froide, une simple application
réglementaire de mesures sociales (certes bénéfiques), sans la chaleur du
regard vers autrui, considérant l’homme en détresse comme une personne
admirable, elle manque en partie son but. Le remplacement du mot de charité par
celui de solidarité risque d’occulter l’amour, nécessaire dans ce domaine, et
qui change le monde[390]. Je l’ai déjà indiqué à un autre
propos, les conséquences morales des principes sont toujours à découvrir et à
réinventer, en présence des situations objectives et des faits nouveaux. Aussi
bien, comme le relevait Bergson, « Comment
demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir
doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions
nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui
irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres,
ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit »[391]. La solidarité est le corollaire
du principe de l’indivisibilité des droits et des devoirs entre les hommes :
les droits créent des devoirs. La solidarité (fraternelle) n’est pas un mièvre
sentiment : elle est un devoir, une directive d’action ayant un contenu
concret, et une catégorie morale[392]. Elle joue tant à l’intérieur
des nations qu’entre celles-ci (V. infra).
La chlamyde du cavalier romain
La solidarité fut un des thèmes
majeurs du pontificat de Jean-Paul II, sous deux aspects. D’une part, la
solidarité envers les personnes dans la détresse (ou « l’amour de préférence pour les pauvres ») ;
d’autre part, la solidarité entre les peuples (un élément de solution des
questions du développement, que nous retrouverons à la fin de cet ouvrage). L’amour
de préférence pour les pauvres (ou « l’option préférentielle », selon
l’expression tautologique habituellement employée[393]) n’est pas une nouveauté. Il est
de l’essence du christianisme. Il a été vécu, pratiqué et proclamé par le
Christ puis, dans son sillage, par les Pères de l’Église et une immense cohorte
de saints. Cependant, dans sa formulation actuelle, il est le fruit d’une sorte
de redécouverte théologique, en marge du vaste débat des théologies de la libération, très brûlant en Amérique latine dans
les années 1980. Conceptualisé par le Concile de Vatican II dans la
constitution Lumen gentium (nos
8 et 42), il fut adopté par Paul VI et plus encore par Jean-Paul II. C’est
celui-ci qui, par de nombreux discours a popularisé et précisé la notion. Sont
pauvres ceux qui souffrent d’infirmités physiques ou psychiques, de la
solitude, de l’oppression, de l’exil ; et aussi de la misère, quelle soit
matérielle, spirituelle ou intellectuelle (analphabétisme, inculture...).
Faible, désemparé, démuni, tel est l’indigent. En dehors même du commandement d’amour
donné par le Christ, tant la solidarité que la recherche du bien commun et le
sens du service nous imposent d’assister nos frères dans la détresse, quelle qu’elle
soit, quelle qu’en soit l’origine. Le Christ a prévenu ses disciples que ce
malheureux, cet être esseulé, écrasé, miséreux, c’est lui-même (Matthieu 25, 31-34). Et l’épisode de la
vie de saint Martin, si connu encore par l’innombrable iconographie qui le
représente, rendit sensible la parole évangélique. Après avoir donné à un
pauvre, grelottant de froid à la porte d’Amiens en 354, la moitié de sa grande
chlamyde de laine blanche de cavalier romain, saint Martin eut une apparition
de Jésus disant aux anges : « Martin
[...] m’a couvert de ce vêtement »[394]. La vita devait imposer pour des siècles, au moins jusqu’au XIIIe, la prise en considération
religieuse du pauvre comme tel. Vers l’an mille les abbayes et prieurés
dépendant de Cluny nourrissaient chaque jour, et habillaient, des dizaines de
milliers de pauvres en Europe.
Seulement, l’excès de solidarité
peut se retourner contre ses apparents bénéficiaires. La charité doit rester
bien ordonnée. Excessive, elle conduit à l’assistanat, dégradant humainement et
désastreux pour la Nation, non seulement par son coût, mais aussi parce qu’il
fait perdre aux citoyens le sens de leur responsabilité, démobilise les
travailleurs et les investisseurs, et donc freine la création de richesses. À
cet égard, les aides aux emplois ont contribué à faire diminuer le nombre des
emplois normaux, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Et le revenu
minimum d’insertion (RMI) fut peut-être une « fausse bonne idée » ;
souhaitée depuis longtemps par l’Église catholique, son inspiration était
généreuse et louable. Cependant, l’expérience a montré certains des
inconvénients que je viens de citer, d’autant que l’insertion qu’il devait
susciter est restée lettre morte (ou quasiment[395]).
Les statistiques relatives au
RMI sont tristement éloquentes : il y avait fin 1998 plus
d’un million d’allocataires,
dont 50 % d’étrangers, et 350 000
bénéficiaires depuis plus de cinq ans.
Il ne s’agit évidemment pas de « laisser
tomber » ces personnes, déjà
dans la détresse. Mais il serait sans doute plus efficace et
plus sage, non
seulement de desserrer les contraintes pesant sur les entreprises et le
poids
des prélèvements de toutes sortes en contrepartie de la
création d’emplois, et
de vrais emplois (pas du type de certains des « emplois
jeunes »,
consistant à faire déambuler dans les rues, pendant cinq
ans, des personnes
qui, ensuite, seront incapables de travailler dans des conditions
normales, à
quelques exceptions près) ; mais surtout de favoriser la
naissance de
petites et moyennes entreprises, principalement par les jeunes, en
simplifiant
les formalités et en allégeant les charges. Les grandes
entreprises et les
banques doivent contribuer à la création des entreprises
(par « l’essaimage »
pour les premières, par le crédit pour les secondes). Les
emplois réels sont
sécrétés par l’épargne et le
crédit (fondé sur l’épargne) et non par des
aides
financières de l’État[396]. Nos dirigeants devraient
méditer la motivation très pertinente d’une ordonnance de Louis XVI, du 1er juillet 1769,
sur la mendicité à Versailles : « Sa
Majesté a considéré que pour remplir dans son
entier un projet aussi utile à la
société que de détruire totalement le vagabondage
il fallait en attaquer la
principale cause dans sa source qui est la mendicité et pour cet
effet pourvoir
à la subsistance des pauvres. C’est ce que sa
Majesté a déjà fait à l’égard
des
pauvres de Versailles en leur procurant une occupation utile [...et] en
leur
faisant distribuer à chacun d’eux une somme
proportionnelle à leur travail ».
La liberté conduit aussi à
appeler chacun, en tant qu’être autonome, à mesurer et à accepter la responsabilité de ses actes, tout en
évaluant leur part d’universalité (en tant que membre pensant et agissant de la
communauté humaine). La responsabilité subjective (pour faute) des articles
1382 et 1383 du code civil est fondée sur une vision humaniste de la société,
issue d’une évolution millénaire, où chaque agent, animé par la raison, jouit
de son libre arbitre (de sa conscience), et est maître de son destin. Nullement
prédéterminé, il a autant de droits que de devoirs, car il ne vit pas
isolément : chacun de ses actes a une dimension d’universalité humaine. C’est
en « assumant » sa liberté et sa responsabilité, qu’il se construit,
qu’il se forge une personnalité. Tout membre de l’humanité entend agir
librement, en conscience, mais accepte de répondre des conséquences de ses
actes, pour rétablir l’équilibre qu’ils auraient pu détruire : la vraie responsabilité est toujours de l’ordre
de la justice commutative. Liberté et responsabilité sont deux concepts
complémentaires et indissociables, de même que conscience et responsabilité. Enlevez-en
un que toute notre civilisation vacille. La responsabilité suppose conscience
et liberté ; or, l’homme n’est conscient et libre que responsable. La
liberté sans la responsabilité tend vers la licence (dans les mœurs), le
cynisme, l’anarchie ou le dirigisme bureaucratique (dans la société). Autrement
dit, la responsabilité individuelle conditionne la liberté, tout en la
protégeant. Il n’est d’homme véritable que responsable, que revendiquant d’être
responsable. Un vaste courant de pensée, dépassant largement le monde du droit,
redécouvre actuellement le rôle de la responsabilité, dans tous les domaines,
en même temps qu’il remet en valeur une certaine éthique[397]. D’autre part, de nombreux
moraliste et sociologues parlent volontiers aujourd’hui « d’éthique de
responsabilité » ; l’expression et la notion sont erronées lorsque
leurs utilisateurs entendent limiter l’éthique à la responsabilité juridique,
auquel cas elle n’est qu’un aspect du positivisme juridique[398] ; mais elle ne me choque
pas si elle signifie que chaque personne libre doit être juridiquement responsable
des conséquences de ses actes, sans préjuger pour autant de sa responsabilité
morale, qui est d’une autre nature. Mais, comme l’actuelle vague éthique est
probablement suscitée par son recul dans les faits (V. l’introduction), ce
renouveau de la responsabilité traduit sans doute aussi son retrait dans la
réalité. Car s’il existe une sorte mauvaise de conscience collective,
débilitante et fataliste, le sentiment de la responsabilité individuelle s’estompe,
chacun ayant tendance à « renvoyer l’ascenseur » sur autrui ou sur la
société. Est-ce la cause ou une conséquence de la crise de notre civilisation,
je ne sais. En tout cas, c’est un critère assuré de celle-ci.
Section
II. – Le bien commun
§
1. – Le service
Après le respect de la dignité
humaine, la seconde priorité de toute morale sociale, est la recherche du bien commun, y compris dans les
affaires, dans tous ses aspects, les relations économiques internationales
inclues[399]. La morale ne prône pas le
dédain de soi-même ; cependant, elle pousse à l’altruisme : penser aux autres, s’en soucier, chercher leur
bien, que ce soit les partenaires hors de l’entreprise ou au sein de celle-ci.
D’où la défense de purs intérêts catégoriels, par des associations patronales,
des syndicats de salariés, voire de consommateurs, peut éventuellement sombrer dans l’immoralisme. L’altruisme est le signe
des sociétés fortes, et ce n’est pas un hasard si notre monde, qui passe par
une phase de décomposition (dont je veux croire qu’elle n’est que passagère),
est miné par l’individualisme : chacun pour soi ; il est la négation
des valeurs universelles de la nature de l’homme, et conduit donc au mépris de
l’homme comme de sa dignité. L’éthique des affaires vise précisément « à conjurer les excès de l’individualisme
[...] et tend à définir un compromis entre la morale du sacrifice et l’amoralisme
individuel » (B. Oppetit[400]). Au fond, l’altruisme se
sublime dans la recherche du bien commun,
qui transcende les intérêts des uns et des autres, et refuse la division dialectique
de la société humaine.
La
vache sage et l’homme fou
Ainsi, le consommateur a toujours
intérêt, égoïstement, que les produits qu’il achète et les services qu’il
utilise soient le moins cher possible. Mais le coût le plus bas est
généralement contraire au bien commun, car il n’a pu être obtenu qu’en
sacrifiant des valeurs (ou menace la survie de l’entreprise). Les bas prix
résultent peut-être de l’exploitation des travailleurs (dans des pays où la
législation sociale est inexistante ou rudimentaire), notamment d’enfants (250
millions de jeunes enfants travaillent dans le monde) ; ou, dans le
domaine agricole, par une agriculture intensive, à grands renforts d’engrais
et, pour les animaux, d’aliments artificiels, avec les dangers que ces méthodes
font courir à l’environnement et à la santé (le triste épisode des vaches dites
folles l’a bien montré ; les humains sont injustes envers ces
animaux : ce ne sont pas les vaches qui furent folles dans cette histoire,
mais bien l’homme) ; et encore les tarifs avantageux dans les transports
routiers impliquent la prise de risques par les chauffeurs (ne respectant pas
les limitations de vitesse ni les heures de repos), etc.
Le
bien commun « adémocratique »
Le bien commun n’est ni la somme
des intérêts particuliers, ni la vue exprimée par la majorité (même s’il peut y
avoir une coïncidence) ; ici encore, la morale est « adémocratique » : non pas
antidémocratique, mais d’un autre ordre. Le bien commun est « la raison d’être morale d’une société
humaine » (J.-L. Bruguès[401]) ; il se définit comme
« l’ensemble des conditions sociales
qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus
complètement et plus facilement »[402]. S’il est d’abord celui de l’homme,
il est aussi celui d’un groupe plus ou moins vaste : la famille, une
association ou une société commerciale, une ville, une région, un pays ;
pour une société, il revêt le nom d’intérêt social (mais sans doute s’agit-il
plutôt ici de l’intérêt général). Et, en remontant encore, d’un continent
défavorisé, en refusant des projets inadaptés et en suscitant l’implantation d’industries
« industrialisantes ». Enfin, de l’humanité entière, en veillant à
maintenir les grands équilibres écologiques (sans oublier du reste l’écologie
de l’homme, qui lui aussi possède une nature qu’il doit respecter et ne pas
manipuler, qui est négligée par les mouvements écologistes). Son but est de permettre aux
groupes et à leurs membres d’atteindre leur perfection : en ce sens il est
universel ; il ne s’identifie pas au simple intérêt général, qui est
relatif. Prioritaire, le bien commun doit prévaloir en cas de conflits entre
des intérêts divergents. Mais il n’est pas une fin en soi, pas plus que les
droits de l’homme, l’objectif ultime étant toujours l’homme. La responsabilité sociale des entreprises (RSE)
vise l’intérêt général, en n’oubliant aucune des parties prenantes[403].
La RSE retentit
sur la gouvernance des entreprises. En effet, l’entreprise doit respecter
l’autre, quel qu’il soit. Dans cet esprit, les dirigeants des entreprises doivent
prendre en compte les intérêts de toutes les parties intéressées (les
« parties prenantes » dit-on souvent, ou encore les « porteurs
d’intérêt », en anglais les Stakeholders). Certes, les actionnaires (y compris
minoritaires) et les salariés, mais aussi l’ensemble des partenaires de
l’entreprise, dont les fournisseurs, les créanciers (parmi lesquels le fisc),
les sous-traitants, et surtout les clients, voire les concurrents (notamment,
en ne pratiquant ni concurrence déloyale ni parasitisme) et, plus largement
encore, la collectivité (en respectant l’environnement et en économisant
l’énergie[404]) et sa « sphère d’influence »[405] (incluant
les administrations, les partis politiques, les syndicats, les ONG...). La RSE vise tant à réduire les
conséquences négatives d’une action (prévention des risques) qu’à enjoindre aux
entreprises d’agir en contribuant au développement durable (optimisation de la
plus-value sociétale). Certains en viennent à suggérer, dans cette perspective,
le « contrat durable », traduction juridique des objectifs de
développement durable, conciliant les aspects économiques, sociaux et
environnementaux afin de protéger les droits fondamentaux et l’environnement[406].
La dignité de l’abeille
Je ne résiste pas au
plaisir de citer à nouveau un merveilleux passage de saint Jean Chrysostome (saint
Jean Bouche d’or, Père oriental du IVe siècle) : « ne comprenez-vous pas que si l’abeille l’emporte
en dignité sur les autres, ce n’est pas parce qu’elle travaille, mais parce qu’elle
travaille pour les autres ? L’araignée aussi travaille, et prend beaucoup
de peine à tapisser les murs de ses toiles [...], cependant on la méprise,
parce que son œuvre ne nous est en rien profitable. Tels sont ceux qui peinent
et se fatiguent pour eux-mêmes ». C’est, à s’y méprendre, une fable du
bon La Fontaine ! Veillons, chers lecteurs, à ne pas être des
araignées !
Le rêve de Tagore
La morale des
affaires ne prône pas l’abdication de ses intérêts : elle « affirme l’adéquation des aspirations
individuelles et de la réussite collective, l’harmonie des intérêts
particuliers et de la compétitivité » (G. Lipovetsky[407]). Aussi, elle ne néglige pas le profit : l’entreprise a le devoir
de dégager des profits (juste rémunération du capital) qui, de plus, sont des
révélateurs de l’efficacité de l’entreprise. Mais ils ne sont qu’un simple
moyen : ils ne sauraient être le but. De même, du reste de l’efficacité,
qui est une qualité, mais suppose une finalité[408]. Alors qu’elle est la finalité
de l’entreprise ? C’est le service.
Le service envers les salariés, comme celui des salariés envers l’entreprise. D’eux
tous envers la clientèle et, plus largement, envers la collectivité, par la
richesse créée, les biens offerts sur le marché, les services assurés, les
emplois proposés, les recettes fiscales procurées. Le service procuré par l’entreprise
peut aussi être regardé comme une forme de solidarité
entre les hommes. Comme à propos de la morale, j’attire l’attention sur la
beauté et l’aspect positif du verbe servir[409]. Un propos de Tagore[410] illustre parfaitement cela :
« Je dormais, et je rêvais que la
vie n’était que joie. Je me réveillais, et je constatais que la vie n’était que
service. Je servis, et je compris que le service n’était que joie »[411].
La 2 cv.
L’entreprise, étant
subordonnée au service, à la recherche du bien commun, doit tendre à satisfaire
en priorité les besoins les plus immédiatement en rapport avec la dignité
humaine. Si sa spécificité est de créer des richesses, celles-ci doivent
correspondre à des besoins réels et légitimes des clients (par priorité par
rapport à leurs désirs immédiats). À cet égard, il y eut en France un
dévoiement, lourd de conséquences, à la fin de la guerre. Les efforts et les
capitaux se portèrent (en partie) sur la fabrication en série de voitures
populaires (la 2 chevaux Citroën, la
4 chevaux Renault, la 203 Peugeot), plutôt que se concentrer sur
la construction massive de logements. Les gens avaient des voitures mais
vivaient dans des taudis sans aucun confort (une des raisons de ce fait tient
aussi à la législation protectrice à l’excès des locataires : l’investissement
dans la pierre n’était pas rentable). Autrement dit, dans la conception la plus
élevée, un entrepreneur doit accorder une priorité (raisonnable) aux besoins
les plus urgents et les plus utiles (il doit rechercher le bien commun). Et, la
personne étant mise au premier rang, la sauvegarde de la dignité des
consommateurs sera un objectif (parfois difficile à maintenir en présence d’une
concurrence effrénée). Cette dignité n’est-elle pas bafouée par certains
produits (revues, livres, vidéocassettes pornographiques ou de violence) ?
De même, ne devraient-elle pas conduire à ne pas lancer sur le marché des
articles nocifs pour la santé (cigarettes ?), ou dont l’expérimentation et
les essais n’ont pas été poussés assez loin (médicaments, certains produits
dits de beauté que j’appelle de vieillissement accéléré, des jouets dangereux, etc.). Peut-être faudrait-il aussi s’interroger,
en conscience, sur le gaspillage et la production d’objets absolument inutiles
(gadgets ou jouets d’adultes), alors que d’innombrables êtres manquent du
strict nécessaire dans notre propre pays. Mais, ce n’est point tant le
producteur que le consommateur qui devrait, de ce chef, opérer un choix de vérité,
à vrai dire bien difficile.
La visée du bien
commun privilégie le long terme sur les intérêts immédiats. Par exemple, le
recours massif à la main-d’œuvre étrangère par l’industrie automobile et le
secteur du bâtiment, à une certaine époque, a permis de dégager des profits monétaires.
Mais, en raisonnant sur la durée, ce choix fut désastreux ; non seulement
il permit de négliger d’investir dans de nouvelles techniques, mais encore il
eut un coût social très lourd : un certain nombre de difficultés liées à
une immigration importante trop rapide, la hausse du chômage et de la
délinquance, etc. Songez maintenant à
la spéculation immobilière, dans laquelle se lancèrent après 1980 les banques
et établissements financiers (directement ou sous la forme de prêts
imprudents), dans la plupart des pays développés, qui fut dramatique dans ses
conséquences ; elle eût été impossible si la perspective du bien commun
(et même du simple bon sens) était restée présente aux esprits des acteurs
économiques, qui au contraire ne visaient que des profits énormes et rapides.
Les pertes de ce chef comptèrent lourd, dans celles du Crédit Lyonnais (qui dépassent le budget des universités
françaises). Pour le seul Japon elles représentèrent plus de cinq cents
milliards de dollars !
§
2. – Le service, justification du libéralisme
Le libéralisme tempéré
Le service est la
principale justification du libéralisme
ou son contrepoids, mais il implique un contrôle de sa réalité par l’État, régulateur temporel de l’écheveau des
intérêts divergents des divers intervenants de la vie économique. L’exaltation
du marché ne peut pas tenir lieu d’éthique (ni du reste l’écologie, même si
elle découle du respect des autres et du sens du bien commun). Méfions-nous des
intégristes en tous domaines, y compris ceux du marché[412]. Certes, l’expérience
(douloureuse) montre que le libéralisme est le seul système viable[413] ; encore faut-il qu’il ne
soit pas érigé en idéologie ou en dogme, comme chez Hayek (pour lequel la
fonction des prix, the signal function of
prices, orientant la production, constitue le point central de toute la
théorie économique ; et alors qu’il professe que « le premier des devoirs est de poursuivre le
plus efficacement possible une fin librement choisie, sans se préoccuper du
rôle qu’elle joue dans le tissu compliqué des activités humaines »[414]). De plus, le pouvoir économique
ne doit pas avoir la primauté, comme cela est en passe d’advenir avec la
mondialisation (que Dieu nous en garde !), et le monétarisme effréné.
Celui-ci règne en maître au sein de l’Union
européenne, du fait de la Banque centrale de Francfort (après
avoir été notamment adopté par les banques centrales allemande et française),
obsédée par l’inflation alors que la déflation nous menaçait fin 1998[415]. Or, une inflation modérée est
parfois préférable à la stabilité de la monnaie : la fameuse « courbe
de Philipps » s’était heureusement rappellée à notre bon souvenir à la mi-1999,
c’est-à-dire qu’une légère remontée de l’inflation[416] s’est accompagnée d’un regain d’activité.
Il appartient au pouvoir politique d’adopter la solution qui paraît la
meilleure à un moment donné. Hélas, l’Union
européenne n’a pas suivi cette voie,
ayant doté la Banque centrale européenne d’une
indépendance totale.
Le libéralisme
implique la liberté et la responsabilité individuelle. Mais il est nécessaire
de limiter le libéralisme[417], et de contrôler ses effets, que
ce soit par l’État ou par quelque organe supranational (par exemple de l’Union européenne). Ces contrôles et contraintes sont indispensables pour
maintenir ou rétablir la solidarité au sein de la nation et la cohésion sociale[418] ; mais elles doivent être
raisonnables (ce qui n’est assurément pas le cas en France depuis la seconde
guerre mondiale[419], malgré un timide essai de
déréglementation, la libéralisation des prix [depuis l’ord. du 1er déc.
1986] et les privatisations).
Le temps de l’État-providence
paraît révolu, car ruineux pour la nation ; mais la mission de l’État
demeure, en réorganisant ses efforts et en les recentrant sur les tâches qu’il
est le seul à pouvoir exercer (parallèlement à son désengagement des activités
où des opérateurs privés sont plus efficaces[420]). Sans doute n’est-il pas
question de procéder à je ne sais quelle planification économique, aussi
autoritaire qu’inefficace. Cependant la planification, fortement incitative
sans être impérative, créée par de Gaulle après la seconde guerre mondiale, et
exaltée par lui sous la Ve République (la fameuse « ardente
obligation »[421]), reste d’actualité ; elle
devrait être revigorée, sous les espèces d’une prospective et d’une perspective
d’ensemble[422], élaborées en concertation avec
les forces vives de la nation (ou de l’Union
européenne) : le plan « embrasse l’ensemble, fixe les objectifs,
établit une hiérarchie des urgences et des importances, introduit parmi les
responsables et même dans l’esprit du public le sens de ce qui est global,
ordonné et continu » (de Gaulle[423]). Puissions-nous retrouver le
génie de cette pratique ! Il faut encore et toujours aimer l’État, quitte
à le réinventer sans cesse, car il peut dégénérer et est périssable comme toute
institution humaine[424]. Je crains davantage l’absence d’État
que le trop d’État (dont souffre la France). Du reste, il est même des libéraux
purs-sangs, dans la lignée de Hayek, admettant que le libéralisme suppose l’existence
de règles du jeu et de certaines valeurs morales[425], sans lesquelles « l’économie de marché est une pure farce »
(selon Vargas Llosa, romancier et homme politique Péruvien). N’oublions pas que
le marché (aujourd’hui mondialisé) a montré certains de ses effets pervers,
depuis qu’il fonctionne plus librement : la circulation erratique de fonds
gigantesques d’un pays à l’autre (sécrétant des crises économiques, en grande
partie artificielles), l’écrasement des faibles, l’accentuation considérables
des inégalités et de la précarité, provoquant une hausse inquiétante de la
violence et une destruction du lien social. Souvenez-vous de l’état de la
France au début des années 1980, et comparez-le à celui dans lequel il est
maintenant : le contraste est tristement éloquent, et il est ahurissant de
constater qu’il est presque toujours passé sous silence[426], ou regardé comme insignifiant,
au sens propre du mot.
Les périls de l’ultra-libéralisme
En effet, il est
utopique de croire, comme certains[427], que la convergence des intérêts
individuels suffirait à assurer mécaniquement la réalisation du bien commun.
Faute de maître d’orchestre, ces intérêts individuels tireraient à hue et à
dia, et n’hésiteraient pas à sacrifier les individus les plus faibles ou, tout
simplement, peu intéressants. Si les « tabous » et les interdits
individuels ont été remisés dans les placards, si l’individualisme ambiant se
traduit par la recherche effréné de son seul intérêt personnel (ou celui de son
entreprise), sans se soucier des autres (par une vue à la petite semaine car, à
long terme, l’éthique est « payante » ; V. supra), alors l’État (ou l’Union
européenne) doit intervenir pour
assurer un certain équilibre, une coordination raisonnable. La
« post-modernité »
est une expression, qui pour être à la mode, est cependant
vide de sens
réel ; ou bien elle camoufle une idéologie
ultra-libérale, voulant
précisément bannir toute intervention de
l’État, garant de l’intérêt
général.
Les États nations peuvent éventuellement abandonner des
parcelles de souveraineté
au profit d’organes supranationaux (d’une
confédération ou d’une fédération),
mais ne doivent pas laisser les entreprises leur ravir la
première place et
dicter leur conduite.
Les rapports mondiaux
Ce qui vaut au sein
de notre pays et de l’Union européenne, vaut a fortiori dans les rapports mondiaux. Encore une fois, il suffit
de regarder les méfaits du libéralisme dans les mouvements internationaux de
capitaux pour se convaincre de la nécessité d’une puissance supérieure de
régulation, conduisant à un libéralisme bien tempéré. Le libéralisme de plus en plus accentué des échanges
mondiaux, totalement anarchiques (faute précisément de mécanismes de contrôle),
engendre des inégalités croissantes entre nations et la suprématie universelle
du culte de l’argent ; il a indirectement largement contribué à la
désagrégation morale des êtres humains, dans tous les continents. « Une économie de marché ne peut fonctionner
correctement que dans un cadre institutionnel et politique qui en assure la
stabilité et la régulation » (M. Allais[428]). Le drame actuel résulte du
fait que le libéralisme est devenu une idéologie, et a été érigé en dogme. Si
la création de l’Union européenne peut être bénéfique pour ses
membres, c’est à condition qu’elle soit défendue par des barrières contre les
mouvements erratiques de capitaux, de marchandises et de personnes provenant du
reste du monde, ce qui n’est plus vraiment le cas. Le général de Gaulle avait
voulu une Europe organisée et protégée contre l’extérieur. Il se trouvait en
opposition avec les vues du Royaume-Uni, qui souhaitait instaurer simplement
une zone de libre-échange. Cette nation serait-elle en passe de prendre sa
revanche ? Une bonne partie du chômage, en Europe et particulièrement en
France, mais aussi dans d’autres continents, est due à l’application aveugle du
libre-échangisme au plan mondial.
Le paroxysme du
libéralisme des marchés se nomme la mondialisation (ou, en
« franglais », la globalisation).
Elle est une réalité (surtout dans le domaine financier), d’une importance
croissante. Mais elle est aussi une idéologie, relevant de la pensée unique
actuellement dominante, d’un désolant conformisme ; elle compte d’innombrables
dévots, voulant l’imposer coûte que coûte, y compris aux gouvernements, et tout
expliquer par elle. Que le marché ait des qualités, j’en suis convaincu, l’ai
écrit dans les pages précédentes et le redirai plus loin. Mais la raison m’interdit
de l’ériger en absolu, et de le considérer comme la voie du salut, une nouvelle
Rédemption. Car, à côté de certains bienfaits, la mondialisation ne laisse pas
d’avoir des effets désastreux, la constitution de profits gigantesques (et à
court terme) au détriment de l’emploi, et l’augmentation des inégalités
sociales. La mondialisation « concentre,
fusionne, restructure, délocalise, réduit au maximum les lieux de décision,
ignore les foyers de contestation, outrepasse les règles de la démocratie, de
la concertation, et raille les mots tels que liberté ou justice »[429]. Le défi qui est lancé au monde
est d’humaniser la mondialisation, en l’associant à la solidarité (dont je
reparlerai plus loin), et en ne la limitant pas au développement économique.
Chapitre
3. – Les organes
Section
I. – Les autorités indépendantes
§
1. – Les autorités internationales
Maints organismes internationaux
élaborent ou tentent d’élaborer des normes relatives aux affaires. Certains
dépendant de l’Organisation des Nations
Unies, comme la Commission des
Nations Unies pour le Droit commercial international (CNUDCI) ; elle a élaboré, entre autre, la convention de Vienne
du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (CVIM), dont plusieurs dispositions sont
teintées de morale (V. infra). La Conférence des Nations Unies pour le
commerce et le développement (CNUCED),
qui a élaboré en 1980 un code de conduite sur les pratiques commerciales
restrictives ; elle tente en vain depuis des années de parvenir à un code
sur les investissements. De nombreux États ont promulgué des lois sur cet
objet, parfois si excessives qu’elles décourageaient les investisseurs
étrangers et se retournaient donc contre les pays qu’elles entendaient
protéger ; aussi la plupart ont renoué avec le libéralisme (mais là aussi
sans doute avec excès).
Tout en étant indépendante de l’ONU, l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), créée en 1994, a
une vocation mondiale comme son nom l’indique (même si tous les pays n’en font
pas partie). Ses membres s’engagent notamment à respecter certains principes
(la clause de la nation la plus favorisée, le principe du traitement national,
la prohibition des restrictions quantitatives, l’abaissement progressif des
droits de douane). Ceux-ci comportent des exceptions (notamment en faveur des
accords régionaux et envers les pays en voie de développement) ; ils
autorisent des mesures de défense commerciale (mesures anti
« dumping » et anti-subventions[430]). Il existe au sein de l’OMC un organe de règlement des
différents entre États membres (ORD),
qui est une structure s’apparentant à une juridiction. L’actuel Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (désigné
généralement sous son sigle anglais, GATT)
date lui aussi de 1994 ; il porte sur les biens. Mais d’autres accords
multilatéraux ont été conclus, notamment sur les services (AGCS[431]) et les droits de propriété
intellectuelle (ADPIC) du 15 décembre
1993[432]. Ils prévoient notamment la
possibilité, par exception et entorse au principe de la liberté contractuelle,
de licences obligatoires pour les brevets de médicaments[433].
Certaines organisations ont un statut
moins élevé, mais jouent cependant un rôle important. D’abord, la Chambre de commerce internationale (CCI), organisme privé siégeant à Paris,
qui, outre les Incoterms, a publié
des codes internationaux de pratiques loyales dans divers domaines (promotion
des ventes, publicité[434],
etc.), et des règles et usances du crédit documentaire[435].
Ensuite, l’Institut international pour l’unification
du droit privé (UNIDROIT),
créé à
Rome en 1926, à l’initiative du gouvernement italien et du
Conseil de la
Société des nations (l’ancêtre de
l’ONU). Il est à l’origine de
l’élaboration
de diverses conventions internationales, dont celle de Rome du 24 juin
1995 sur
les biens culturels volés ou illicitement exportés. UNIDROIT a rédigé de remarquables « Principes relatifs aux contrats du commerce international »
(Rome, 1994 ; nouvelle version en 2010). Ils se situent dans la lignée de
la lex mercatoria qu’ils renforcent
et subliment[436].
Il en va de même des Principes du droit
européen du contrat, élaborés par la Commission
pour le droit européen des contrats, dont la version française a été
publiée en 1997[437] ;
son commentaire les qualifie de « lex
mercatoria moderne »[438].
Les Principes d’UNIDROIT comme ceux
de la Commission pour le droit européen
des contrats sont sans doute une nouvelle manifestation du « droit
assourdi » (selon la belle expression que François Rigaux utilise pour
traduire la soft law[439],
qu’il serait peut-être encore possible d’appeler un soupir de droit). Je
reviendrai sur certaines de leurs dispositions.
Pour
l’instant, les divers Principes signalés
sont de simples propositions, de nature doctrinale, même si elles reprennent
des usages ou des principes généraux de la lex
mercatoria ou du jus comune des
pays européens (comme la bonne foi). Quel est leur champ d’application ?
Les parties peuvent convenir d’y soumettre leur contrat, en tant que clauses
contractuelles (sous réserves des dispositions impératives de la loi
applicable, et en ayant conscience qu’ils ne règlent pas tout) ou que leur
contrat sera régi « par les
principes généraux ou la lex mercatoria ». De plus, les Principes peuvent servir de guide d’interprétation,
non seulement pour les parties, mais aussi pour les arbitres et les juges, en
présence d’une contradiction, d’une obscurité ou d’une lacune du contrat.
§
2. – Les autorités administratives
À côté de l’administration
classique, des organes administratifs indépendants ont vu le jour à l’époque
contemporaine[440]. Ils contribuent assez largement
à la création des normes juridiques et à moraliser la vie des affaires. « Leur rôle est ambigu : un mélange d’autorité
morale, consultative, disciplinaire et normative, dont l’économie varie selon
les autorités : on ne traite pas de la même manière la bioéthique et les
marchés boursiers. Selon une pente fatale aux institutions, elles tendent à
élargir progressivement leurs fonctions. Leur existence traduit les complexités
et incertitudes de la société contemporaine » (Ph. Malaurie[441]). Ces autorités administratives
se sont multipliées, au plan national. Sans doute serait-il désormais
souhaitable de les remplacer, au sein de l’Union
européenne, par des organes européens.
Le Comité consultatif national d’éthique
Une des plus célèbres
autorités administratives est le Comité
consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé[442]. Sa création me paraît
satisfaisante. L’homme, confronté à des questions neuves et graves, a réagi de
façon responsable, en voulant rester maître des recherches qu’il entreprenait,
et des possibilités quasi illimitées offertes par les techniques nouvelles. L’État
a assumé son rôle de régulateur, en suscitant une réflexion au plan national,
devant déboucher sur des règles de conduite, destinées à respecter les
fondements de notre civilisation. Toutefois, un tel organisme soulève des
réserves de principe quant à son fonctionnement. En effet, dans des domaines
qui ne relèvent pas de la pure technique mais de l’éthique, il est clair que le
schéma démocratique est inadapté. La vérité ne peut pas résulter d’un vote, qui
marque seulement une préférence, mais d’une prise de conscience ou d’une
constatation, d’une déclaration de ce qui est (comme en droit un jugement
déclaratif, par opposition à un jugement constitutif). « La conscience du bien et du mal est
insoluble au suffrage universel. Il n’est pas donné à un scrutin de faire que
le faux soit le vrai et que l’injuste soit le juste. On ne met pas la
conscience humaine aux voix. [...] Le suffrage universel, qui a toute
souveraineté sur les questions politiques, n’a pas la juridiction sur les
questions morales » (Hugo[443]). Or, il se trouve parfois que
certains récusent des données reçues par d’autres comme des vérités. La seule
mesure honnête et respectueuse de la liberté de conscience de chacun consiste,
en cas de question controversée et pour laquelle aucune solution ne recueille l’unanimité
des suffrages, à indiquer dans le corps de l’avis l’opinion motivée des
minoritaires[444]. Il est heureux que la pratique
soit en ce sens.
Une seconde dérive, à
laquelle n’a pas échappé cet organisme, est le rationalisme, qui le conduisit à
adopter le concept contradictoire de « personnalité potentielle » ou
« en devenir » ; or, la personne est ou n’est pas, et elle ne
peut jamais devenir que ce qu’elle est déjà. Seul est « humanisable »
ce qui est déjà humain, en soi et par soi. L’embryon est un être humain dès la
conception, juridiquement (selon le C. civ., art. 16, in fine, la loi « garantit
le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie »), et
génétiquement (il est distinct de tous les autres). Il est traditionnellement
affirmé que, pour autant, il n’est pas encore un sujet de droit, sauf le jeu de
l’adage infans conceptus..., mais qui
établirait une fiction (il est considéré
comme né chaque fois qu’il y a avantage, alors qu’il ne l’est pas,
précisément pour bénéficier de la qualité de sujet de droit[445]) ; une autre analyse semble
plus pertinente, consistant à admettre que l’embryon acquiert la personnalité
juridique ab initio, in ovo, mais
limitée à l’acquisition des droits, et sous la condition de ne pas naître mort-né
ni non viable[446]. Enfin, la réflexion éthique, et
les choix qu’elle dicte, doivent être opérés « bien en amont » des
découvertes scientifiques[447]. Une authentique morale ne s’élabore
pas au coup par coup, après chaque découverte, elle doit préexister, quitte à
être ajustée et affinée, en présence de faits nouveaux ; c’est dire que je
n’épouse pas la vue de ceux qui estiment que le comité d’éthique devrait être
provisoire[448]. Peut-être conviendrait-il de le
modifier, en lui donnant une compétence plus large, mais en le divisant par
branches d’activité (du moins celles dans lesquelles des questions éthiques
méritent réflexion), un peu à l’image du CNRS.
Les organismes dans le domaine
des affaires
Le domaine qui nous
intéresse, les affaires, connaît de nombreuses autorités administratives
indépendantes. Elles sont autant d’outils de l’économie concertée à la
française (c’est-à-dire souvent enserrée par le carcan d’une réglementation
étouffante, et d’une administration qui régente tout ; cette dernière est
assurément composée d’esprits de qualité, mais qui connaissent mal les
entreprises et les réalités économiques), fort loin du libéralisme bien tempéré
que me paraît l’idéal. Leur rôle est variable : tantôt médiocre,
incitatif, tantôt très important. La possibilité donnée à plusieurs des
autorités administrative d’émettre des règles du droit des affaires est
critiquée par certains, qui redoutent une « instrumentalisation » du
droit au service du marché ; cette crainte me paraît excessive : bien
au contraire, il me semble qu’elles veillent à la concordance de l’intérêt
général et des intérêts privés.
La Commission des opérations de bourse (COB[449]) a été créée par une ordonnance
du 28 septembre 1967, avec un objectif relativement modeste : contrôler l’information
des porteurs de valeurs mobilières et veiller au bon fonctionnement des bourses
de valeurs, à leur transparence. Cependant, elle s’érigea assez rapidement en
autorité de moralisation du marché financier et de protection des épargnants.
Plusieurs lois renforcèrent officiellement ses pouvoirs. Son rôle était triple :
« veiller à la protection de l’épargne
investie dans les instruments financiers et tous autres placement donnant lieu
à appel public à l’épargne, à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement
des marchés d’instruments financiers » (Ord. n° 67-833, 28 sept. 1967,
art. 1er, modifié). La COB
avait le pouvoir d’édicter des normes générales (Ord., art. 4-1), à caractère
réglementaire ou non. La COB a été fusionnée en 2003 avec le Conseil des
marchés financiers pour former l’Autorité des marchés financiers.
Le Conseil de la concurrence (Ord. n° 86-1243,
1er déc. 1986, art. 2) qui, outre son rôle consultatif, a un pouvoir
d’instruction et de sanction en matière de pratiques anticoncurrentielles. Sa
nature juridique est controversée : autorité administrative ou
juridiction ? Étant donné l’ampleur et la variété de ses attributions, il
semble qu’elle ne soit pas une juridiction : c’est en ce sens qu’a tranché
le Conseil constitutionnel[450]. Quoi qu’il en soit, il est
indéniable que le Conseil de la concurrence contribue à l’éthique des affaires,
tant lorsqu’il donne son avis aux juridictions sur les pratiques
anticoncurrentielles dont elles sont saisies, que par les décisions qu’il rend
sur ces mêmes pratiques, et à l’occasion desquelles il a incontestablement
apporté sa pierre. L’Autorité de la concurrence remplace depuis le 13 janvier
2009 le Conseil de la concurrence
(par la loi du 4 août 2008 de modernisation
de l’économie). Ses pouvoirs sont étendus pour mieux répondre à son
objectif.
Le décret n° 83-642
du 12 juillet 1983 créa le Conseil
national de la consommation, ayant pour objet de « permettre la confrontation et la
concertation entre les représentants des intérêts collectifs des consommateurs
et usagers et les représentants des professionnels, des services publics et des
pouvoirs publics, pour tout ce qui a trait aux problèmes de la consommation »
(art. 2).
L’Institut
national de la consommation,
issu d’une loi du 22 décembre 1966 (aujourd’hui C. consom., art. L. 531-1 ;
art. R. 531-1 et s.), est un établissement public à caractère industriel et
commercial. Il mérite d’être cité ici en tant qu’une de ses fonctions est de
veiller à une bonne information des consommateurs, afin de contrebalancer la
publicité émanant des producteurs.
Créé en 1941, mais
resté en léthargie, le Comité consultatif
pour la répression des abus de droit a été revivifié par une loi du 8
juillet 1987. Son titre fleure la bonne morale, même s’il est trompeur en étant
trop général. En réalité, il ne statue qu’en matière fiscale, à propos des abus
de droit (simulation, fraude à la loi), à la demande de l’administration ou des
particuliers, et ne rend que des avis.
L’article 5 de la loi
n° 96-614 du 12 juillet 1990, relative à la lutte contre le blanchiment de l’argent
sale, avait prévu que les organismes financiers qu’elle énumère seraient tenus
de déclarer les opérations qui portent sur des sommes dont l’origine leur
paraît douteux. Le Comité de réglementation bancaire prit un règlement n° 90-07,
le 15 février 1991, pour mettre en œuvre cette disposition. Un service
antiblanchiment a été créé, TRACFIN,
qui dépend du ministère de l’économie ; il rassemble les
« déclarations de soupçons » des organismes financiers. Le service
peut, dans les douze heures, faire opposition à l’exécution des décisions
suspectes, et demander des communications de pièces. Lorsqu’au vu de celles-ci
il estime le trafic probable, il peut déférer l’affaire au Parquet.
Enfin, sans que la
liste soit exhaustive, loin de là, la commission
des clauses abusives a été instituée par la loi du 10 janvier 1978 (aujourd’hui
C. consom., art. L. 132-2 à L. 132-5). Son rôle est de rechercher les clauses
abusives et d’en recommander la suppression, dans des recommandations qui,
comme leur nom l’indique, n’ont aucune force obligatoire tant qu’elles n’ont
pas donné lieu à un décret. Néanmoins, elles exercent une certaine pression
morale par la publicité qui leur est donnée, montrant du doigt des pratiques
contestables, et elles peuvent influencer les juges saisis d’une question
relative à une clause abusive.
Il serait sans doute
opportun de créer une Commission pour l’internet,
chargée de faire respecter des règles du jeu, qu’elle établirait, par les divers
intervenants de la toile.
§
3. – Les autorités professionnelles
La France connaît une
curieuse survivance du corporatisme, puisque l’État délègue certaines tâches
qui lui appartiendraient normalement à des autorités professionnelles. Elles
exercent diverses fonctions, dont une qui nous intéresse est de veiller à la
moralité des membres de la profession. Pour ce faire, elles disposent
généralement d’un pouvoir disciplinaire et d’un pouvoir normatif. Les plus
anciennes et les plus nombreuses de ses autorités sont les Ordres, des architectes, des avocats, des médecins, etc. L’actuel code de déontologie
médicale, élaborée par les professionnels, a été promulgué par un décret du 6
septembre 1995[451]. Les organismes professionnels
des notaires, des huissiers et des avoués sont des chambres[452], qui ont les mêmes fonctions,
tandis qu’il existe un Conseil supérieur
des experts comptables, une Compagnie
nationale[453] et un Conseil national des commissaires aux comptes.
D’autres organismes
professionnels sont encore davantage insérés dans le monde économique. Ainsi,
des Chambres syndicales patronales.
Elles rédigent notamment des codes d’usages et des conditions générales de
vente, consignant les pratiques de la profession[454]. C’est aussi le cas du Conseil des marchés financiers. Créé par
la loi du 2 juillet 1996, il a fusionné en 2003 avec la COB pour former l’Autorité des marchés financiers.Elle
a deux rôles qui touchent l’éthique. En premier
lieu, elle émet un
règlement général, homologué par
arrêté ministériel, précisant notamment les
règles de bonne conduite que doivent respecter les intervenants
(V. supra), ainsi que les principes généraux
d’organisation et de fonctionnement des marchés réglementés. Deuxièmement, elle
veille au respect desdites règles de bonne conduite et à la régularité des
opérations sur les marchés réglementés.
Le Bureau de
vérification de la publicité
Dans
le domaine publicitaire, le Bureau de
vérification de la publicité (BVP),
devenu, depuis le 25 juin 2008, l’ARPP (l’Autorité de
régulation professionnelle de la publicité), est un organisme privé
d’autorégulation de la publicité en France. Elle a acquis de fait une grande autorité. C’est une
association, qui fut créée en 1935, regroupant la plupart des fédérations et
syndicats professionnels. L’ARPP exerce d’abord un
rôle consultatif préalable : de
nombreux intervenants sollicitent l’ARPP, avant de
diffuser leur publicité, afin qu’il émette un avis (et généralement le suive). L’ARPP peut aussi intervenir a posteriori, de son propre chef lorsqu’elle constate qu’une
publicité est malencontreuse, ou à la demande d’un consommateur. Elle tente d’obtenir
de son auteur sa modification ou sa suppression ; l’autorité a même la
faculté de publier une recommandation, voire une mise en demeure assortie de l’injonction
de cesser la diffusion. Toutefois, le destinataire est libre de ne pas
obtempérer ; l’ARPP n’est pas une
juridiction. Mais son prestige est tel que la plupart des décisions qu’elle
prend sont exécutées. Enfin, l’ARPP publie des recommandations. Soit générales (collationnées dans un
« recueil ») relatives à la publicité (par exemple quant aux enfants[455] ou au vocabulaire [pour éliminer
les expressions du genre le premier, le meilleur, etc.] ; soit spéciales, pour des secteurs sensibles
(les produits de beauté, le franchisage, la publicité par téléphone, par
internet[456], etc.). Le rôle de l’ARPP est
particulièrement important pour la publicité à la télévision[457], car le CSA lui a délégué en 1992 le pouvoir qui lui avait été confié à cet
égard par la loi du 17 janvier 1989. L’ARPP conseille comme d’habitude
mais, pour ce média, son contrôle est a
priori et systématique. Elle peut exiger une modification d’un message non
conforme aux textes et à ses recommandations, voire interdire sa diffusion. Elle
veille aussi, vaille que vaille, au respect de la loi du 4 août 1994 relative à
l’emploi de la langue française[458].
Enfin,
l’Observatoire éthique des entreprises,
s’est donné pour objectif d’évaluer leurs performances éthiques, à l’aide de
dix groupes de critères très divers[459].
Section
II. – L’institution judiciaire
§ 1. – L’institution judiciaire
gardienne de la morale des affaires
L’institution
judiciaire interfère avec l’éthique des affaires. De la façon la plus directe
et la plus évidente lorsqu’une juridiction tient la main à l’application d’une
disposition légale impérative d’inspiration morale, ou en concordance avec
celle-ci, comme tant d’articles des codes, particulièrement pénal ou du
travail. Cependant, le rôle du juge n’est pas purement mécanique car, non
seulement il lui faut toujours appliquer la disposition au cas d’espèce et
apprécier celui-ci, mais aussi par la façon dont il la comprend, qu’il
interprète plus ou moins largement (en matière pénale, il en va différemment,
puisque les textes doivent impérativement être interprétés strictement, du
moins lorsqu’ils sont défavorables à la personne poursuivie). Et il est certain
que, sans mettre en doute leur honnêteté et leur scrupule professionnel, les
juges ne sont pas absolument « neutres » : leur vision du monde,
de ce qui leur paraît bon et juste, des évolutions souhaitables de la société,
interfère forcément avec la stricte application des textes au pied de la lettre
(sans parler même de la mise en œuvre des notions cadres qui appellent, par
nature, un dévoilement personnel). Ils ont un rôle social et même moral. Le
juge est un homme, avec une compétence spéciale, mais aussi une personnalité[460] : il ne peut lui être
demandé de la « laisser au vestiaire » ; de leur diversité naît
celle des façons de juger, des solutions adoptées dans des espèces comparables,
dans la manière de mener les débats (surtout frappante en matière pénale), dans
la rédaction même des décisions. En revanche, une bonne justice veut qu’il soit
impartial[461] et abandonne toute idéologie
lorsqu’il occupe son siège ou se trouve sur son « parquet ». La
couleur du juge, bleu, blanc ou rouge, ne doit pas déteindre dans l’exercice de
ses fonctions. Sa liberté de parole s’en trouve quelque peu restreinte (le
devoir de réserve).
De l’équité
Un élément de
souplesse, et au fond de saine morale, résulte des sentiments subreptices d’équité
conduisant les juges, dans telle ou telle affaire qui leur est soumise, à une relaxatio legis. Mais l’équité n’est
point quelque vague sentiment de pitié ou de cœur, forcement arbitraire mais,
comme le notait Aristote, « une
certaine raison de justice qui supplée au défaut de la loi écrite [...] servant comme de supplément et de dernière
perfection aux lois »[462]. Elle s’apparente à la raison, du
moins à rebours : toute solution inéquitable est celle qui est perçue par
les citoyens comme déraisonnable[463]. Toutefois,
la règle demeure,
posée fermement par l’article 12, alinéa 1er, du code de procédure
civile, que le juge n’a pas en principe le droit de statuer ostensiblement en
équité[464] (mais, par exception, la loi l’autorise
à s’en inspirer[465]). Il est néanmoins indéniable,
en pratique, que la solution concrète de bien des jugements et arrêts est
heureusement[466] dictée par l’équité, au moins
pour partie, mais sans que leurs rédacteurs en fasse état (l’intime conviction au sens de secrète), pour éviter la cassation.
Il en résulte que l’équité sert de soubassement à un certain nombre de
jugements et d’arrêts, plus sans doute que les juristes ne l’imaginent, mais qu’il
lui est difficile de créer une jurisprudence. Il y a cependant un cas célèbre,
celui de l’admission de l’action de in
rem verso en présence d’un enrichissement sans cause. Le fameux arrêt
fondateur Patureau-Miran contre Boudier, dit des engrais[467] cite expressis verbis l’équité : « Attendu que cette action dérivant du principe d’équité qui défend de s’enrichir
au détriment d’autrui et n’ayant été réglementée par aucun texte de nos lois,
son exercice n’est soumis à aucune autre condition déterminée ». L’enrichissement
sans cause, pièce incontestée du droit positif, a renforcé ses lettres de créance
à un point tel que le paiement de l’indu, régi par le code civil, en paraît
maintenant comme une application[468]. Néanmoins, toute l’évolution
jurisprudentielle, depuis 1892, a consisté à restreindre le champ d’action de l’action
nouvelle, en l’enserrant dans un ensemble de conditions strictes, s’accompagnant
d’ailleurs de la disparition du mot d’équité. Là où quelques lignes
permettaient de la dépeindre, de longs développements sont aujourd’hui
nécessaires[469]. Mais l’équité n’est pas
seulement mise en œuvre pour atténuer une règle : elle sert aussi, et de
la même manière secrète, à combler une lacune du droit[470], une vacatio legis. Au fond, les magistrats sont parfois et devraient
être toujours des « docteurs angéliques », selon la formule d’un
auteur[471].
§ 2. – L’institution judiciaire
inspiratrice de la morale des affaires
Mais,
plus discrètement, l’institution judiciaire moralise la vie des affaires
lorsque, feignant d’interpréter une loi, elle élabore en réalité une règle
nouvelle, afin de protéger telle ou telle catégorie sociale, ou de faire régner
la loyauté dans les transactions commerciales. « Quand les lois sont obscures, les juges se trouvent naturellement au-dessus
d’elles, en les interprétant comme ils veulent ; il y a dans chaque
application de la loi une partie imprévue abandonnée à la sagacité du juge »
(Rivarol[472] ; « comme ils
veulent » est excessif). Si le juge a un tel pouvoir, c’est que le droit
est un art, l’art de l’incertain (V. supra) :
celui de trouver des solutions aux difficultés concrètes, imprévues par le
législateur ou mal réglées par lui, et de résoudre « les oppositions virtuelles ou déclarées entre les intérêts
sociaux » (Ph. Jestaz[473]). J’aurai bien des occasions d’y
revenir, notamment en envisageant les conséquences déduites par la
jurisprudence de la bonne foi dans les négociations contractuelles et dans l’exécution
des contrats, ou les conséquences de l’abus de droit dans les rapports de
concurrence.
La modération des
honoraires
Un
exemple remarquable est celui de la jurisprudence reconnaissant aux tribunaux
le pouvoir de réduire les honoraires des prestataires de services, en présence
d’une faute de leur part (à titre d’indemnité pour le donneur d’ordre), voire
de les supprimer en présence d’une faute lourde ou dolosive. Ce droit de
contrôle existe même lorsque le prestataire a fidèlement et promptement exécuté
ses consignes, dès lors que la somme demandée paraît excessive par rapport aux services rendus[474]. Toutefois, ce contrôle est
impossible lorsque le montant des honoraires ne résulte pas d’une décision
unilatérale du prestataire, mais d’un
accord conclu par lui avec son client, du moins s’il est intervenu après le
service rendu[475]. Comment justifier ce pouvoir des juges ? Plusieurs idées ont
été avancées par la doctrine[476]. La plus judicieuse paraît celle-ci :
les tribunaux ont créé, en marge des textes explicites, un nouveau cas de
lésion entre majeurs. Mais peut-être s’agit-il plus simplement d’une extension
au mandat de la réfaction, bien connue dans le droit de la vente[477].
L’aggravation des dommages et
intérêts
En matière de responsabilité, je
milite depuis 1972 pour l’instauration d’un pouvoir
« aggravateur » ; il autoriserait les juges à condamner l’auteur
d’un préjudice à des dommages et intérêts majorés,
afin de le punir d’une façon
particulière, lorsque sa faute paraît extrêmement grave : ce serait encore
une façon d’insuffler de la morale. Les États-Unis et le Canada connaissent un
tel mécanisme, sous le nom de dommages et
intérêts punitifs. La responsabilité civile ne saurait se contenter de
réparer (et de prévenir) les dommages : elle se doit de posséder aussi une fonction punitive. Toutefois, pour ne
pas tomber dans les excès qui existent en Amérique du Nord, deux précisions
méritent d’être apportées : d’abord, ces dommages et intérêts
supplémentaires doivent rester dans des bornes raisonnables quant à leur montant ;
ensuite, à mon sens, ils ne devraient pas être versés à la victime (à laquelle
ils procureraient un enrichissement sans cause), mais à un des fonds officiels de
garantie.
En complément, je suggère d’accorder
aux juges le pouvoir calquer l’indemnité
qu’ils infligent à l’auteur du dommage sur le profit qu’il a réalisé, ou qu’il
escomptait, notamment en matière de contrefaçon, de concurrence déloyale et de
parasitisme. Mais ici aussi la fraction de l’indemnité ainsi majorée, qui
dépasse le préjudice de la victime, ne devrait pas enrichir celle-ci, mais être
affectée à quelque fonds de garantie ou autre organisme collectif.
La
modération des dommages et intérêts
Il me semble encore opportun de
permettre aux tribunaux de tenir compte du comportement
de la victime du dommage. En effet, il incombe à celle-ci de s’efforcer de minimiser le préjudice, non seulement en
matière contractuelle (à raison de la bonne foi devant guider tous les actes
des parties), mais aussi dans la responsabilité délictuelle, comme un devoir
général de comportement (à l’aune du bon père de famille). Et si ce n’est pas
le cas, le juge devrait avoir la possibilité de modérer l’indemnité qu’il lui accorde[478].
2e
PARTIE. – LES ATOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT
Les contours de l’éthique des affaires ont permis d’avoir une vue,
sans doute assez superficielle, des mots essentiels dans le débat, et de
montrer la raison d’être d’une éthique, même dans le monde économique, il est
vrai en la recentrant sur sa véritable nature. Mais sa consistance n’a pas pour
autant été dévoilée : tel est l’objet des développements consacrés aux atours de l’éthique des affaires. Ils
consisteront à constater comment, et dans quelle mesure, le droit des affaires
et le management sont saisis par l’éthique.
À dire vrai, notre parcours a déjà
été semé d’exemples
d’imprégnation ou de
concordance entre les principes moraux et les règles juridiques
ou le management.
D’autre part, il ne s’agira, dans les pages qui suivent,
que d’esquisser le
tableau des rapports entre ces deux domaines, de jeter ici des jalons
et de
montrer les lignes de force ; car, sinon, il faudrait exposer tout
le
droit des affaires et tout le management, ce qui ne correspond pas
à l’esprit
de cet ouvrage, et serait vite fastidieux. Même en limitant le
champ d’investigation,
le terrain surplombé reste vaste. Pour tenter d’y mettre
une certaine ordonnance,
j’opposerai deux directions : ad
intra, dans le microcosme, c’est-à-dire
entre partenaires ; et ad extra,
dans le macrocosme, en visant par là
les rapports entre tous les intervenants du monde des affaires (non
partenaires).
CHAPITRE 4. – AD INTRA, DANS LE MICROCOSME
Il est entendu qu’il s’agit ici
de mesurer les points de rencontre entre la morale et le droit des affaires
entre partenaires commerciaux (y compris les salariés, d’où l’intégration du
management dans le champ de l’étude). Trois aspects, sous formes d’autant de
questions, méritent de retenir l’attention et de recevoir une réponse :
quels sont les outils juridiques par
lesquels la morale est distillée dans le droit ? Quels sont les sujets qui sont compris dans ledit
microcosme ? Enfin, quels sont les moments
où apparaissent, dans les rapports entre partenaires, les exigences dont il
s’agit. Comme toujours, cette division tripartite est arbitraire, les questions
s’enchevêtrant nécessairement dans la complexité de la vie : elles ne sont
là que comme une mise en ordre, nécessaire pour la clarté, mais artificielle.
Section
I. – Les outils juridiques
Le minimum éthique est le respect
du droit (à condition qu’il soit juste). Droit
et morale s’épaulent mutuellement. L’éthique des affaires sans droit serait
désincarnée et désarmée ; le droit des contrats sans morale serait
inhumain et le règne de la loi de la jungle. Un phénomène d’osmose se produit,
au point qu’il devient difficile de démêler quel est le premier acteur. La morale s’incorpore du droit ; le
droit s’enveloppe de morale. Le droit se tient dans l’ombre de l’éthique. L’alliance
des deux permet de surmonter leurs contradictions, tout en assurant la paix et
la beauté (l’esthétique n’est pas absente du droit[479]). Mais les valeurs et préceptes
moraux ne sont pas directement opérationnels en eux-mêmes. Ils nécessitent le
truchement soit de lois, soit de recettes ou de principes d’application, des
outils conceptuels de nature juridique. De fait, nombreuses sont les lois plus
ou moins conformes à la morale, et trouvant même parfois leur inspiration dans
un principe moral. Je n’en parlerai pas, me contentant des outils juridiques
généraux, qui sont plus intéressants. Nous retrouverons ces outils conceptuels
mis en œuvre concrètement dans des développements ultérieurs, me limitant dans
cette section à un inventaire sélectif (du reste incomplet).
Les
notions-cadres
Ces outils juridiques sont des notions-cadres ou des standards
juridiques (selon un mot anglais parfois utilisé en France), exprimés en autant
de mots feux follets et d’expressions qui sonnent comme des fanfares. Ils sont
mis à la disposition des juges par le législateur pour compléter le droit
(lacunes intra legem) et le faire
évoluer, ou ils imprègnent un grand nombre de dispositions légales[480]. Ce ne sont pas des instruments
de précision. En effet, le contenu
des notions-cadres est volontairement
flou, ce qui leur procure une grande souplesse : leur interprétation
peut facilement évoluer avec le temps et les circonstances. Le juge a le
dernier mot. Ce faisant, il est « la
parole vivante »[481] et vivifiante du droit, de même
que, dans la plus authentique tradition, le Père abbé a toujours été regardé
comme l’expression de la règle en action, puisqu’il l’applique aux besoins
contingents, mais dans la fidélité à son esprit. L’imprécision de ces notions
est tout à la fois leur avantage et leur danger. Elles doivent être « consommées avec modération », selon
la formule de Philippe Malaurie et Laurent Aynès[482], afin d’éviter qu’elles servent
d’instrument à la mauvaise foi. La sécurité juridique, le secret des affaires
et le respect de la parole donnée, qui sont aussi des règles morales, restent
des bases fondamentales de notre droit.
§
1. – L’objet et la cause
Le code civil du
Québec donne d’excellentes définitions de ces deux notions si complexes. « La cause du contrat est la raison qui
détermine chacune des parties à le conclure » (art. 1410, al. 1er) ;
« L’objet du contrat est l’opération
juridique envisagée par les parties au moment de sa conclusion ... »
(début de l’art. 1412). Tant l’objet que la cause doivent exister et être
licites. Longtemps, la question de l’existence de la cause n’avait guère à voir
avec la morale. Une évolution sensible se dessine actuellement, consistant à
faire donner la cause pour assurer un certain équilibre contractuel, en
annulant de ce chef des clauses ou des contrats par trop déséquilibrés, en
considérant qu’ils manquent de cause (V.
infra).
Mais c’est sous l’angle
de la licéité que l’objet et la cause ont présenté un important aspect éthique,
traditionnellement et toujours. L’objet et la cause doivent être conformes à la
loi, à l’ordre public et aux bonnes mœurs (C. civ., art. 6 et 1172 impl., pour
les deux ; art. 1131 et 1133, expressis
verbis pour la cause). Tout contrat, dans les affaires comme dans les
autres domaines, doit respecter ces impératifs, ce qui permet une certaine
« moralisation » des contrats (sans moralisme).
L’objet et la cause contraire aux
bonnes moeurs
La loi prohibe les
transactions sur les choses hors commerce juridique, qui ne peuvent donc pas
faire l’objet de conventions (C.
civ., art. 1128), au premier rang desquels est généralement cité l’être humain[483] (qu’il est tout de même
surprenant de considérer comme une chose) ; mais, en l’absence de texte,
la solution serait la même, au titre de la contrariété de l’objet aux bonnes mœurs.
La jurisprudence a eu l’occasion de déclarer illicite des ventes de stupéfiants
ou d’un objet de contrebande[484], comme le trafic d’influence
pour essayer d’obtenir un contrat (V. infra).
Ou encore, si l’objet d’une société, non pas statutaire mais réel, est d’exploiter
une maison de tolérance, ou une fumerie de drogues, il est nul pour illicéité,
qu’il y ait un texte ou non. A fortiori, toute
société ou association[485] doit avoir un but statutaire
conforme aux bonnes mœurs. Et un contrat d’assurance ne saurait prendre en
charge les conséquences dommageables d’infractions pénales sans
distinctions : ainsi, un assuré ne peut pas se couvrir des amendes pénales
auxquelles il viendrait à être condamné, ou négocier la prise en charge d’une
éventuelle rançon demandée par ses ravisseurs[486].
Sous l’angle de sa
licéité, et donc de sa moralité, la cause
prise en considération est la cause subjective du contrat, les raisons
personnelles qui ont poussé les parties à contracter. Lorsque l’achat (ou la
location) d’un immeuble est motivé par le dessein d’y créer un établissement de
débauche, la cause est contraire aux bonnes mœurs et l’acte nul (si l’établissement
avait déjà cette destination auparavant, l’objet serait nul : le recours à
la cause serait alors inutile[487]). Un contrat de travail motivé
par la création ou le maintien de relations adultères a une cause illicite.
Les normes de référence
La dynamique contractuelle ne
peut pas être abandonnée totalement au
libre jeu des volontés individuelles. Les risques seraient trop
grands pour la
société et pour les individus. Aussi, il est bon que la
liberté contractuelle
soit limitée par la loi et contenue par des bornes protectrices,
tant de l’intérêt
commun que celui des personnes. L’objet et la cause sont les
procédés
techniques de contrôle des contrats par le juge, sorte de
directeur officiel de
conscience. Mais ils nécessitent, pour leur application, des
normes de
référence (du moins lorsqu’il s’agit
d’apprécier leur licéité) : telles
sont l’ordre public et les bonnes mœurs[488], les « sentinelles
invisibles » (pour reprendre, en la détournant, une expression d’Edmund
Burke[489]).
L’ordre
public postule
que certaines règles légales jouissent d’une suprématie par rapport à d’autres.
Les règles d’ordre public appartiennent à un ordre de valeur supérieur :
elles sont placées hors des atteintes de la volonté individuelle. Ce sont donc
des limites à la liberté contractuelle. La majorité de la doctrine
contemporaine distingue l’ordre public de direction de l’ordre public de
protection. Le premier est destiné à transmette aux différents rouages de l’activité
les impulsions que décide l’État ; il est le moyen d’un dirigisme
économique, et ne nous intéresse pas directement. Il est particulièrement
mouvant, dépendant des circonstances économiques, des options politiques ou
idéologiques des gouvernements successifs, voire des modes (après la guerre l’interventionnisme
dans la lignée de Keynes ; aujourd’hui le libéralisme à la suite de Hayek[490]). L’ordre public de direction n’est
plus de saison : une plus grande liberté pour les entreprises présente des
avantages, mais le remplacement de l’ordre public économique par la loi du
marché (international) est-ce un bien, ou un recul de l’éthique ? Le
second a pour objet de protéger un contractant contre l’autre partie, le faible
(le consommateur, l’emprunteur, le locataire, etc.) contre le fort ; il traduit un protectionnisme social.
Sa manifestation la plus éclatante existe en droit du travail, qui comprend maintes
dispositions visant à assurer le respect de la liberté et de la dignité du
salarié. C’est une manifestation de l’humanisme du droit contemporain.
Si
l’expression de bonnes mœurs est
familière, son sens juridique est flou. De prime abord, elle évoque son
contraire, c’est-à-dire la mauvaise vie, qui aussitôt fait saillir mille images
sulfureuses : le jeu, l’alcool, les drogues, les mauvaises fréquentations
et les lieux louches, etc. D’aucuns y
voient les impedimenta felicitatis
(les ingrédients du bonheur, mais
certainement pas le bonheur). Les mœurs sont assurément variables selon les
temps (même si la base en demeure assez largement stable) et les lieux. Aussi
la Cour de justice des communautés européennes a jugé qu’il « appartient en principe à chaque État membre
de déterminer les exigences de la moralité publique sur son territoire, selon
sa propre échelle de valeur, et dans la forme qu’il a choisie » (14
déc. 1979, Regina c. Henn et Darby[491], à propos de l’article 36 du
traité de Rome [devenu le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne],
autorisant les exceptions à la libre circulation des marchandises justifiées
pour des raisons de « moralité publique »). Si la notion de bonnes
mœurs est juridique, puisqu’elle est prise en considération par le Droit, elle
est aussi sociologique, tout en étant imprégnée de morale (et, mal entendue,
dérive vers le moralisme). Du reste, la loi ne renvoie généralement pas aux
mœurs, mais aux bonnes mœurs, ce qui
implique un jugement de valeur[492] (cf. C. civ., art 6, 1133 et
1172 ; mais l’art. 900 cite les mœurs
tout court).
Dès
lors, les juges ne doivent pas jauger les actes ou attitudes en fonction des
pratiques effectivement suivies par les citoyens (les mos majorem), par les bons pères de famille de base, pour reprendre
le standard du code civil. L’idéal serait qu’ils s’en rapportassent au bien
objectif, de droit naturel. Mais, dans une République laïque, n’est-ce pas trop
demander ? Au minimum, les tribunaux ont le devoir, pour apprécier la
conformité aux bonnes mœurs, de se référer à l’idéal de la population (et encore de sa sanior pars), au modèle que porte la société à un moment donné (l’exigence
est plus forte que le renvoi à ce que certains nomment la « conscience
collective »[493], expression que je réprouve, et
que la comparaison à la simple opinion
des citoyens, comme l’a fait l’Office européen des brevets[494]). Or, les hommes sont beaucoup
plus idéalistes qu’ils ne le paraissent dans leur comportement, comme l’ont
lucidement perçu plusieurs écrivains : « Entre nous, ce sont choses que j’ay toujours veuës de singulier
accord : les opinions supercelestes et les mœurs souterraines »
(Montaigne[495]). « Il y a, l’un devant l’autre, deux mondes, l’un constitué par les choses
que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le
monde causé par la succession de ce que les mêmes êtres font » (Proust[496]). « Les hommes veulent faire des choses immorales, mais qu’on leur dise des
choses morales » (Montherlant). « Je lis les mystiques comme on lit les récits des voyageurs qui
reviennent de pays lointains où l’on sait bien que l’on n’ira jamais. On
voudrait visiter la Chine, mais quel voyage ! » (Julien Green[497]). C’est ainsi semble-t-il que
les juges ont longtemps opéré en conscience, plus ou moins consciemment. Loin
de recourir à cette « morale du
suffrage universel » que craignait Ripert[498], ou à son succédané des sondages
(pour connaître, à peu près, les pratiques des honnêtes gens), ce qui aurait
été et serait une démission, la Justice avait su conserver vaille que vaille à
cette notion un contenu moral d’une certaine tenue. Cette affirmation peut-elle
être maintenue telle quelle au début d’un nouveau millénaire ?
L’unité de l’ordre public et des
bonnes mœurs
La distinction des notions d’ordre public et de bonnes
mœurs est purement verbale : elles ne sont qu’une des multiples facettes
de l’ordre public, qui est notion unitaire mais polymorphe. Les obligations
immorales sont des obligations illicites, d’une nature particulière, en ce sens
que leur caractère répréhensible tire son origine dans la morale et non dans un
texte de loi ; et que, par conséquent, leur appréciation est laissée à la
sagesse des juges du fond ; mais, encore une fois, elles font partie
intégrante de l’ordre public. Du reste, pourquoi distinguer là où la loi ne
distingue pas, diviser là ou elle unit ? Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus ! Tant les articles 900 et 1172 que les
articles 6 et 1133 du code civil mêlent intimement bonnes mœurs et ordre
public. Le mot illicite (du latin illicitus,
ce qui est interdit) se trouve pour sa part dans l’article 1131, et il apparaît
bien, à la simple lecture, qu’il recouvre, en réalité, les deux autres
expressions. Les meilleurs dictionnaires, au mot illicite, confirment cette
lecture : « qui est défendu par
la loi ou par la morale » (Académie
française, 9e éd., en cours d’élaboration. Le Nouveau petit Robert de 1993 donne la
même définition, mais en intervertissant les mots loi et morale) ; « contraire au Droit (à l’ordre public et aux
bonnes mœurs) » (G. Cornu et
alii, Vocabulaire juridique, op. cit., sens 3). À bon escient la
jurisprudence ne distingue pas en général les bonnes mœurs de l’ordre public.
Il suffit de lire les décisions sans idée préconçue pour constater que, lorsqu’elle
annule une convention en vertu de l’article 1131, elle prend souvent le soin de
parler à la fois de « cause illicite
et immorale » ou, sans craindre la redondance, de « cause illicite, immorale et contraire à l’ordre
public ».
§
2. – La bonne foi
À
côté de la cause et de l’objet, la bonne foi[499]
est un autre instrument privilégié de contrôle, à la
plus vaste emprise et plus universel. Elle vient de la fides romaine, caractérisant le respect des engagements pris qui,
selon Cicéron, est « le fondement de
la justice » ; il ajoutait que la bonne foi (fides) « a été ainsi appelée
à cause de l’expression : que soit fait (fiat) ce qui a été dit (dictum) »[500].
Fides fut une déesse romaine, en l’honneur
de laquelle un temple avait été érigé au Capitole par Numa Pompilius, à côté de
celui de Jupiter, dont elle était la divinisation d’un caractère ; en
effet, parmi ses nombreuses attributions, Jupiter était le dieu protecteur des
contrats, Deus fidius, dieu du
serment et de la loyauté. Cela me semble assez logique, dans la mesure où
Jupiter était maître de la foudre et de la lumière : or, la bonne foi
suppose la pleine clarté (la lumière), et celui qui la bafoue s’expose aux
rigueurs de la justice (la foudre). L’Alliance
entre Yahvé et Israël exige aussi la loyauté (hesed) des deux partenaires[501],
qu’ils soient respectueux des engagements pris l’un envers l’autre, comme les
textes le rappellent pour Israël (Osée
VI, 6 ; Michée VI, 8), celle de
Yahvé allant de soi.
Les
conventions « doivent être exécutées
de bonne foi » (C. civ., art. 1134, al. 3). Cette disposition,
longtemps négligée, a été mise en pleine lumière assez récemment, en la prenant
au pied de la lettre. Le rôle de la bonne foi s’est donc accru considérablement
et continue de se développer : elle domine de haut l’ensemble du droit
contractuel. Un
auteur s’en est étonné[502],
car cette évolution méconnaît l’intention du législateur et l’origine de l’article
1134 : l’objectif de ce texte était simplement de poser le principe que,
désormais, tous les contrats seraient de bonne foi au sens du droit romain
(dans lesquels le juge peut déterminer le contenu), alors que ce même droit
romain connaissait des contrats de droit strict, à propos desquels il n’existait
aucun pouvoir d’interprétation. L’analyse est exacte. Mais un texte, une fois
promulgué vit de sa vie propre (comme un enfant). Il se détache de son origine
historique ; plus le temps s’éloigne de sa promulgation, moins ses
fondements historiques ont de valeur. Si un besoin se fait sentir, surtout deux
siècles après sa rédaction, il est légitime de lui faire donner toutes ses
possibilités, même non voulues par ses rédacteurs, même non conformes à son
origine. Le droit est au service de l’homme, et non l’homme au service du
droit. C’est un moyen, rien de plus. À suivre la voie tracée par la critique
citée, jamais la jurisprudence n’aurait pu « inventer » l’article
1384, alinéa 1er in fine,
qui a été pourtant fort utile, en attendant la loi du 5 juillet 1985 sur les
accidents de la circulation (et il en va de même pour bien d’autres
jurisprudences créatrices).
Double
conséquences de l’exigence de la bonne foi
Concrètement,
l’exigence juridique de bonne foi se dédouble en une obligation de loyauté, et
en une obligation complémentaire de coopération (dont nous rencontrerons les conséquences
plus loin). C’est dire qu’elle présente un
aspect moral incontestable ; sa lettre même en témoigne, qui renvoie à
un modèle de comparaison in abstracto,
un homme de bonne volonté et diligent, pour nous un bon professionnel des
affaires. Il est encore très évident à envisager son envers, la mauvaise foi[503], l’intention malveillante, le
dol, l’abus de droit, la fraude. « Otez
d’entre les hommes / la simple foi, le meilleur est ôté » (La Fontaine[504]). Toutefois, il s’agit en l’espèce
d’une morale édulcorée, car mâtinée par un intérêt (V. supra), et une finalité prosaïque. Le droit marque ainsi son
territoire : sans visée spirituelle ou transcendantale, il se contente d’assurer
un certain ordre social. Néanmoins,
voilà un des plus spectaculaires points de convergence de la morale et du
droit, ou d’imprégnation de la première dans le second[505].
La
bonne foi est un exemple de la notion
cadre, dont l’interprétation peut évolue dans le temps (même si elle change
sans doute moins vite que les bonnes mœurs). Mais, à toute époque, elle reste
une notion imprégnée de morale ; elle renvoie à la conscience des parties
et, en cas de litige, à celle du juge (et certainement pas à une
« conscience collective »). C’est à la conscience de tenir le
gouvernail et de maintenir le cap. Dans chaque espèce, les tribunaux doivent
actualiser et concrétiser in specie
ce référent de base (la bonne foi ou son revers, la mauvaise foi), lui donner
un contenu objectif et, ainsi, édifier ou renforcer une norme tout en sachant,
qu’en tant qu’œuvre humaine, elle est toujours imparfaite, « comme le brouillard du matin, comme la rosée
qui tôt se dissipe » (Osée
VI, 4).
D’inspiration
morale, le principe de bonne foi est cependant bien de droit positif[506],
constituant même
un principe général. Au sein de cette
catégorie, elle présente la figure d’un principe correcteur[507]. La bonne foi plane sur les
contractants ; à défaut de disposition spécifique, elle permet de
contrôler leur comportement, apparemment régulier à s’en tenir à la lettre du
droit écrit ; la forme conforme, pure apparence extérieure, ne saurait
occulter la réalité, par exemple la malignité réelle mais secrète de l’un d’entre
eux[508]. En revanche, elle ne peut pas
remédier aux conséquences d’une nullité absolue[509]. En tant que principe général du
droit des contrats, la bonne foi est d’ordre
public. Dès lors, il est impossible d’éluder par une clause contractuelle l’exécution
de bonne foi d’un contrat. La bonne foi est
en principe présumée : c’est
à celui qui invoque la mauvaise foi de la prouver (C. civ., art. 2268).
La
bonne foi et la lex mercatoria classique
La
bonne foi est un outil conceptuel fondamental d’autant plus qu’elle est dotée d’une
certaine universalité. C’est « la
seule monnaie qui ait cours partout » selon un proverbe chinois (cependant,
tous les droits ne comportent pas un principe général de bonne foi dans les
contrats : par exemple le droit anglais). Ainsi, elle est prise en
considération dans la pratique internationale des affaires, ses usages reconnus
(dont certains résultent de codes de conduites ; V. supra) et ses principes généraux[510], la lex mercatoria internationalis. Un auteur a établi que la bonne foi
est un principe fondamental de la lex
mercatoria, où il est beaucoup plus vigoureux que dans les droits nationaux[511]. Le caractère juridique de la
bonne foi, comme exigence de la lex
mercatoria, a été consacré à plusieurs reprises par les tribunaux arbitraux[512] et par les juridictions
étatiques, dont la Cour de cassation française[513]. La Cour de justice de l’Union européenne a elle-même admis que
des obstacles à la libre circulation intra-communautaire pouvaient être
nécessaires pour satisfaire aux « exigences
impératives, tenant notamment [...] à la loyauté des transactions commerciales »[514]. Enfin, la convention de Vienne
du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (CVIM) érige la bonne foi en principe
général d’interprétation de l’ensemble de ses dispositions (art. 7-2).
La
bonne foi et la lex mercatoria sublimée : les Principes d’UNIDROIT et
les Principes de la Commission pour le droit européen des contrats
Les
Principes d’UNIDROIT 2010 relatifs
aux contrats du commerce international, comme ceux du droit européen des contrats, se situent dans la lignée de la lex mercatoria qu’ils renforcent et
subliment. Ils indiquent formellement que « les parties sont tenues de se conformer aux exigences de la bonne foi
dans le commerce international » (UNIDROIT,
art. 1.7, 1 ; formule semblable dans les Principes du droit européen des contrats, art. 1.106, 1). Ils
ajoutent que les parties ne peuvent exclure ni limiter la portée de l’exigence
de bonne foi (pour les premiers art.
1.7, 2 ; pour les seconds art.
1.106, 2). Le commentaire précise qu’elle est « l’une des idées fondamentales à la base des Principes » (UNIDROIT, op. et loc. cit.), et il énumère une longue série d’articles en constituant une application directe
ou indirecte. Le texte de la Commission
pour le droit européen des contrats n’est pas en reste : il pose
notamment la bonne foi comme règle de leur interprétation (art. 1.104). Si les
Principes sont une nouvelle manifestation du « droit assourdi »,
selon l’expression du professeur François Rigaux (V. supra), la bonne foi y est assourdissante ! Abondance de biens
nuit : le soupçon s’insinue que cette insistance trahit un mépris de la
vertu par les intervenants du monde des affaires (V. supra l’introduction générale). Allez savoir !
§ 3. – L’abus de
droit
L’abus de droit, d’une
application fréquente en matière contractuelle[515], n’est pas une notion unitaire.
Une opposition nette existe en fonction de la perspective selon laquelle est
regardée le contrat, qui est à la fois un lien
(un phénomène interpersonnel), et un bien
(un phénomène réel), constituant une opération économique (V. sur tout cela Ph.
Stoffel-Munck, op. cit., passim).
L’abus peut d’abord
consister en une faute du contractant (le contrat étant regardé comme un lien),
manquant à la loyauté exigée par l’article 1134, alinéa 3, du code civil (l’abus
par déloyauté ou par malice). Comment ne pas sentir, ici encore, l’aspect moral
de cette notion juridique ? Cet abus crée à la charge de l’agent une dette
de responsabilité, d’ordre délictuel ou quasi-délictuel[516]. En effet, ne consistant pas
dans l’inexécution d’une obligation contractuelle, principale ou accessoire,
elle ne saurait être considérée comme une défaillance contractuelle. Du reste,
l’article 1134, alinéa 3, « dans son
versant moral, n’est que la reprise
in contractu de la règle de civilité
posée par l’article 1382 du code civil » (Ph. Stoffel-Munck, op. cit., n° 119), mais incarnée avec
une intensité particulière (op. cit.,
n° 134). La bonne foi est une norme extérieure au contrat, dont l’irrespect
conserve bien la nature délictuelle. La faute commise en y manquant n’est donc
pas un véritable abus de droit, stricto
sensu, car il importe peu qu’elle se soit manifestée « à l’occasion de l’exercice
d’un droit ou dans une autre circonstance » (op. cit., n° 177). Elle s’apprécie in abstracto comme d’habitude. Mais le modèle de comparaison est
variable ; il se renforce entre professionnels et, a fortiori, entre cocontractants spécialement liés, soit par l’ancienneté
de leurs rapports d’affaires, soit par la nature de leur contrat (d’intérêt
commun, intuitu personae, etc.).
La
seconde forme de l’abus dans le contrat atteint seulement une clause dans sa
force obligatoire (Ph. Stoffel-Munck, op.
cit., passim). Aucun jugement n’est
alors porté sur la conduite du contractant (le contrat étant envisagé ici en
tant que bien). Son fondement réside tout bonnement dans l’article 1135, de
sorte que tout irrespect de cette norme met en branle le régime de la
défaillance contractuelle. Cet abus se dédouble lui-même. Il peut d’abord
consister dans celui de la liberté contractuelle par contravention à l’ordre
public (notamment les clauses abusives ou les abus de position dominante) ;
mais dans d’autres cas l’abus est celui d’une prérogative contractuelle (d’où l’exécution des stipulations contractuelles
elles-mêmes peut être abusive[517]). Parfois, les deux aspects sont
mêlés.
La rupture abusive
d’un contrat
Une des notables utilisations
traditionnelles de l’abus de droit se rapporte à la rupture de tout contrat à
durée indéterminée (abus d’une prérogative contractuelle), ou au refus de
renouvellement d’un contrat à durée déterminée (déloyauté). La jurisprudence
est particulièrement abondante pour la
résiliation abusive ou le refus
abusif de renouvellement d’un contrat de concession commerciale[518]. Il a été jugé que l’abus de
résiliation « ne résulte pas
exclusivement de la volonté de nuire de celui qui a résilié » (Cass.
com., 3 juin 1997[519]) : il peut naître de la
brutalité de la mesure, de la façon déloyale dont elle a été mise en œuvre[520], par exemple en avançant des
motifs erronés, etc. La cessation de simples relations commerciales anciennes peut être abusive, en l’absence
même d’un contrat[521]. Le code de commerce prohibe
expressément, depuis la loi du 1er juillet 1996, la rupture brutale,
même partielle, d’une relation commerciale établie, « sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale
et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages
du commerce, par des accords interprofessionnels » (C. com., art.
L. 442-6, 5e)[522].
Un auteur a suggéré que le juge
puisse neutraliser effectivement les effets du comportement abusif d’un
contractant lors de la rupture d’un contrat, ce que ne permet pas la simple
allocation de dommages et intérêts[523]. Comment ? Il conviendrait
que le juge imposât le maintien du lien contractuel, abusivement résilié. En
présence du non renouvellement abusif d’un contrat à durée déterminée, le juge
reconduirait le contrat aux conditions antérieures, y compris de durée. S’il s’agit
de la rupture abusive d’un contrat à durée indéterminée, il prolongerait (ou
ferait revivre) le contrat pour une période indéterminée. Enfin, lorsque l’abus
réside dans la brusquerie de la résiliation, la solution consisterait à ce que
le juge des référés prolongeât (artificiellement) la vie contractuelle du laps
de temps correspondant au délai normal de préavis qui n’avait pas été respecté.
L’abus
dans les garanties
Les garanties autonomes (ou
indépendantes) et les garanties à première demande donnent lieu à des abus (d’une
prérogative contractuelle). L’abus n’est constitué que lorsque l’appel en garantie
par le bénéficiaire est « manifestement
abusif »[524]. Le caractère abusif de l’appel
à garantie de premier rang ne rend pas nécessairement abusif l’appel à la
contre-garantie[525]. Il en va différemment lorsque
la banque a honoré la garantie de « façon
injustifiée » (Cass. com., 2 déc. 1997[526]) et, a fortiori, en cas de collusion
frauduleuse entre la banque, garante de premier rang appelant la garantie,
et le bénéficiaire[527].
L’abus
dans la détermination du prix dans les contrats-cadre
Il
est encore très significatif
que, pour résoudre l’épineuse difficulté de
la détermination ou de l’indétermination
du prix dans les contrats-cadre de distribution, la notion d’abus
de droit ait
été utilisée. En effet, après une
série ahurissante de revirements, l’Assemblée
plénière de la Cour de cassation opéra un nouveau
revirement par trois arrêts
du 1er décembre 1995[528]. Ils décidèrent notamment que
les contrats-cadre obligent les fournisseurs à fixer le prix de bonne foi (implicitement) : une
fois de plus, la jurisprudence a recouru à la bonne foi et à la loyauté
contractuelle dans son œuvre de moralisation des rapports contractuels ;
que la liberté de fixation (unilatérale) du prix ne doit pas dégénérer en abus.
Cette jurisprudence,
appliquée depuis par toutes les chambres de la Cour de cassation, approuvée par
la doctrine à quelques rares exceptions près dont moi-même[529],
semble avoir enfin mis un terme
à l’insécurité juridique créée
par l’incroyable série de revirements ou
d’infléchissements
en la matière. Il est souhaitable d’en demeurer là,
la stabilité, sans laquelle
il n’est point de sécurité, étant un des
impératifs majeurs du droit. Ce n’est
pas dire, cependant, que ce dernier état de
l’évolution me paraisse entièrement
satisfaisant. Il favorise souvent les concédants au
détriment des
concessionnaires, du moins lorsque les premiers sont plus puissants que
les
seconds (ce qui n’est pas toujours le cas). Le transfert de la
police des prix
(par le biais de l’art. 1129) à celui de la police
de l’abus s’étend logiquement à tous les contrats où la jurisprudence
antérieure avait été appliquée.
Mais le débat a rejailli sur la
notion d’abus : quel peut-être l’abus en la matière ? Il est deux
manières de l’entendre ; la première est objective :
soit le prix s’écarte sensiblement du prix du
marché, soit il procure un profit illégitime à son
bénéficiaire, rompant l’équilibre
contractuel, bafouant ainsi la justice commutative. La seconde est subjective :
le prix abusif est
celui qui a été fixé avec une faute volontaire
(pas seulement l’intention
malveillante, comme de priver le partenaire de la possibilité
d’avoir une marge
suffisante), voire simplement en se fondant seulement sur ses propres
intérêts,
sans prendre en compte ceux du cocontractant, par un
détournement de pouvoir.
Sans doute serait-il insuffisant, et contraire à l’esprit
de liberté ayant
inspiré l’Assemblée plénière, de
s’en tenir à la première forme de l’abus
objectif (l’écart par rapport au prix du
marché) : cela priverait de toute
portée le revirement, puisque n’importe quelle clause
laissant la fixation du
prix à l’une des parties signifierait qu’elle serait
obligée de retenir le prix
du marché. Il reste alors le second abus objectif (le profit
illégitime) et les
deux abus subjectifs, la faute et le détournement de pouvoir,
suffisamment
larges et vagues pour laisser un grande latitude aux magistrats
chargés de la
police des clauses de prix.
§ 4. – L’apparence
Voici
une autre théorie prétorienne, l’apparence, qui a largement conquis ses lettres
de noblesse. Elle « suffit à
produire des effets à l’égard des tiers qui, par suite d’une erreur légitime,
ont ignoré la réalité » (G. Cornu et
alii[530]). Le fait (l’apparence) crée le
droit, sans doute dans un souci de sécurité (de « sécurité dynamique »,
opposée a la sécurité statique, selon les célèbres formules de Demogue[531]) et de rapidité (en dispensant,
dans certains cas, les contractants de vérifier les tenants et aboutissants de
la situation : « foi est due à
l’apparence »). Autant dire qu’il s’agit d’une mesure protectrice des tiers,
dictée par un souci de justice et qui, une fois encore, est liée à la bonne
foi. Comme l’apparence est prise en compte en faveur des tiers, elle ne peut
pas leur être imposée : ils choisiront selon leur intérêt la réalité ou la
chimère. Et comme elle est d’origine jurisprudentielle, elle est subsidiaire
(au même titre que l’action de in rem
verso), tout en étant générale. La célérité naturelle de la vie des
affaires explique que cette théorie trouve davantage à s’appliquer en droit
commercial[532] qu’en droit civil, même si celui-ci
ne l’ignore pas (du reste elle y est née). Elle existe aussi en droit
international privé[533]. Le législateur ne la méconnaît
plus ; il en a donné une application implicite à propos de la
responsabilité du fait des produits défectueux (L. 19 mai 1998), en assimilant
au producteur (responsable des dommages causés par un produit dangereux qu’il a
mis en circulation), toute personne « qui
se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou
un autre signe distinctif » (C. civ., art. 1386-6, 1°), c’est-à-dire qui
en a l’apparence.
Le
fondement le plus général de l’apparence résulte de l’adage error communis facit jus (l’erreur commune
est créatrice de droit) ; il induit une condition assez rigoureuse (l’erreur
commune), de sorte que la jurisprudence lui a substitué dans certains cas
(surtout, mais non exclusivement le mandat apparent), la croyance légitime (V. infra).
A. – La simulation
Les
applications de la théorie de l’apparence sont diverses[534]. Une des premières, qui reste
relativement importante, fut la validation les actes d’administration ou d’aliénation
accomplis par un propriétaire apparent[535]. La simulation semble en être une autre. La simulation n’est pas
illicite en elle-même. Les tiers peuvent invoquer l’acte ostensible, de sorte
que le prête-nom est alors personnellement engagé vis-à-vis d’eux, et cela même
s’ils avaient eu connaissance de la réalité. Il n’en irait autrement que s’ils
avaient activement participé à la simulation[536]. Vice versa : les tiers
contractants sont engagés envers le prête-nom[537]. Mais les tiers peuvent aussi se
prévaloir de l’acte occulte. En effet, il a été admis, par une des plus
remarquables applications de l’interprétation a contrario que si les contre-lettres « n’ont point d’effet contre les tiers » (C. civ., art. 1321),
elles peuvent jouer pour eux, en leur
faveur, lorsqu’ils y ont intérêt, et évidemment dans la mesure où ils les
connaissent. Ils agissent alors en déclaration
de simulation,
selon l’expression consacrée (c’est-à-dire
qu’ils prétendent
faire reconnaître comme simulé l’acte qui leur est
opposé, cela afin de se
prévaloir de l’acte occulte). Point n’est besoin que
les parties à l’acte
occulte aient été animées par une pensée de
fraude. En revanche, ni « l’emprunteur »
de nom ni le prête-nom ne peuvent normalement opposer
l’acte secret aux tiers
de bonne foi.
B. – La société apparente
Les sociétés apparentes sont considérées
comme ayant été valablement créées envers les tiers qui, dès lors, bénéficient
d’un recours contre les personnes qui se sont comportées comme des associés[538]. Il s’agit, soit d’une hypothèse
particulière de la simulation, soit d’une société créée de fait, par exemple
entre concubins[539].
D’autre part, ni la société ni
les tiers ne peuvent, pour se soustraire à leurs engagements, se
prévaloir d’une
irrégularité dans la nomination d’une personne
chargée de gérer, d’administrer
ou de diriger une société, lorsqu’elle a
été régulièrement publiée (C. com.,
art. 210-9).
C. – Le crédit apparent
La
responsabilité d’une banque est retenue envers les tiers notamment lorsqu’elle
a contribué, par des facilités de caisse ou des ouvertures de crédit
inconsidérées, à créer ou à maintenir la situation
désespérée d’un client qui, en retardant le dépôt de son bilan, a accru son
passif[540]. Pourquoi ? Parce qu’il
conservait, aux yeux des tiers, une
apparente solvabilité. La banque est aussi bien fautive lorsque le crédit
qu’elle a accordé légèrement a précipité l’entreprise dans une situation
irrémédiablement compromise, que lorsqu’elle a maintenu artificiellement celle-ci.
Autrement dit, le seul élément à considérer est l’abus dans le soutien à une entreprise en difficulté, en
connaissance de la situation[541]. Les banquiers qui accordent des
crédits à des personnes physiques doivent aussi se renseigner sur leur
situation et même, selon certains arrêts, sur leur dignité[542].
D. – Le mandat apparent
Mais
l’hypothèse la plus célèbre de la théorie est le mandat apparent. Une personne est engagée comme si elle était un mandant, parce que quelqu’un a cru qu’une
troisième personne, avec laquelle il a traité, était le mandataire de la
première. Si « l’habit ne fait pas
le moine », l’apparence fait le
mandant. La théorie, spéciale en quelque sorte de l’apparence qu’est le
mandat apparent, a connu un large développement (sans compter un abondant
contentieux...). Au paroxysme de sa gloire, elle se détacha de la
responsabilité civile pour faute dont, à l’origine, elle était issue. Elle fut
élevée au rang d’une « source indépendante d’obligation » par la doctrine,
à partir de l’arrêt fondateur de l’Assemblée plénière du 13 décembre 1962[543]. Depuis, un mouvement de recul s’est opéré. Le domaine du mandat apparent
régresse. La multiplicité des réformes législatives, régissant les actes
accomplis par représentation, conduit à un reflux du jeu du mandat apparent.
Certains tiers sont systématiquement protégés quand l’acte accompli par un
mandataire sans pouvoir relève de l’administration[544]. Seuls les actes les plus graves
justifient encore, dans ce cas, le recours au mandat apparent.
La croyance
légitime
Il ressort de la
jurisprudence qu’une seule condition est désormais exigée pour la reconnaissance
d’un mandat apparent : celle de « croyance
légitime » (les deux mots figurent dans l’attendu principal de l’arrêt
de l’Assemblée plénière du 13 déc. 1962), mise en lumière par Jean-Louis
Sourioux[545]. En effet, l’important n’est pas
d’effectuer une comparaison entre ce qui était connu au moment du litige, et la
situation au moment de la conclusion de l’acte : il convient de se placer au jour de la conclusion de l’acte et de
raisonner en termes de croyance du tiers[546].
Or, celle-ci ne
correspond pas nécessairement à une erreur de l’agent, même si cela est
fréquemment le cas.
Cette
condition de croyance légitime est des plus vagues : c’est un avantage,
laissant du jeu à l’interprétation, et donc la possibilité d’appliquer le
mandat apparent en tenant compte des circonstances de la cause. Le mandat
apparent permet d’atténuer la rigueur de l’article 1998 du code civil (sur les
conditions de la prise en compte par le mandant des engagements souscrits par
le mandataire). Du reste, si la qualification de la croyance (légitime ou non)
est contrôlée par la Cour de cassation, ainsi que la mention des raisons ayant
autorisé le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du mandataire, les
circonstances de fait qui conduisirent le tiers à conclure le contrat relèvent
du pouvoir souverain des juges du fond. Le revers de cette souplesse est la
relativité du concept. Un auteur a cependant dégagé trois courants dans la
jurisprudence[547], c’est-à-dire trois conceptions
du mandat apparent. La croyance légitime comprend en droit positif les degrés
suivants : la croyance vraisemblable, la croyance excusable et la croyance
qualifiée. La croyance vraisemblable est l’hypothèse normale, et la plus
importante, la seule que j’envisagerai ici[548].
La
croyance vraisemblable, ou raisonnable, est celle du bon père de famille (ni
spécialement négligent, ni spécialement attentif) ou, le cas échéant, du bon professionnel
(compétent dans son art : la croyance sera plus difficilement reconnue
comme vraisemblable), qui a fait confiance à quelqu’un, en étant convaincu de
sa qualité de mandataire. Cette croyance résulte de la combinaison de
circonstances objectives a subjective.
Les
circonstances objectives résultent de
l’acte lui-même. Le juge doit d’abord s’attacher à l’acte écrit pour déceler
si, effectivement, l’intermédiaire a déclaré agir au nom d’autrui, ou donné a
croire qu’il agissait ainsi et, par là, a suscité la croyance d’un tiers[549]. Le juge se demandera également si
l’acte, de par sa nature, sa gravité ou son urgence, était normal[550]. Il s’agit d’une considération d’appoint :
un bon père de famille ne conclut pas d’actes anormaux. Les circonstances
objectives suffisent pour faire jouer la théorie du mandat apparent. La
circonstance subjective, tirée de la bonne foi du tiers, n’est pas une
condition d’application de la théorie. Elle ne figure pas dans l’arrêt de l’Assemblée
plénière de 1962. Il est cependant évident que la bonne foi est inhérente à la
croyance légitime. Au minimum, pour qu’il y ait croyance légitime, le tiers devait
ignorer la situation réelle : c’est « la bonne foi ignorance »
(J.-P. Arrighi, op. cit., n° 223).
Elle est présumée. Mais, parfois, le juge requiert une plus grande intensité de
la bonne foi, se traduisant par une certaine vigilance du tiers, une attitude
active : c’est « la bonne foi comportement », qui rend
vraisemblable la croyance (J.-P. Arrighi, op.
et loc. cit.). Elle n’est pas présumée : elle doit être établie par le
tiers contractant (par tous moyens). Encore une fois, l’exigence de la bonne
foi (dans le sens de bonne foi comportement) n’est pas une condition en général
de la croyance légitime. Le juge n’y recourt que dans des situations
spécifiques, essentiellement lorsque le tiers contractant a une aptitude
particulière, notamment professionnelle : alors, il arrive que le juge
vérifie la bonne foi.
Mais
la jurisprudence est incertaine sur la méthode d’appréciation de celle-ci :
les juges l’apprécie tantôt in abstracto,
tantôt in concreto. En tout cas,
la bonne foi implique que « les
circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du
mandataire apparent », selon une formule fréquemment utilisée dans les arrêts
depuis 1969[551]. Les circonstances retenues par
la jurisprudence sont diverses, et il est impossible de les caractériser ;
elles semblent très dépendantes de l’intime conviction des juges. Voici
cependant quelques repères : l’existence de relations d’affaires anciennes entre le tiers et le prétendu
mandant, dans lesquelles intervenaient le prétendu mandataire, présente bien le
caractère de circonstance autorisant le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs[552]. Les usages professionnels sont
parfois retenus[553], particulièrement pour le
banquier escompteur, quand la lettre de change est rendue acceptée par une
personne morale[554]; parfois au contraire, l’usage
exclut la légitimité de la croyance[555]. Le fait qu’un courtier d’assurances
effectue auprès de l’assuré toutes les opérations liées au contrat d’assurance,
et lui délivre une attestation d’assurance, est souvent considéré comme
constituant la bonne foi[556]. De même, la faiblesse du tiers[557].
À l’inverse,
le mandat apparent ne profite pas à celui qui aurait pu et dû vérifier les
pouvoirs. Cette passivité intempestive affecte la nature de sa croyance :
elle est invraisemblable, illégitime ; pour tout dire, il est de mauvaise
foi. Il peut en être ainsi quand le tiers, professionnel avisé, aurait dû faire
preuve d’une vigilance spéciale[558], ou lorsque l’acte était
important[559]
– mais c’est retrouver la
condition objective. D’une façon plus
générale, toute faute du tiers exclut la
croyance légitime ou, plutôt, la légitimité
de sa croyance. L’exigence légale d’une
procuration écrite exclut en principe l’existence
d’un mandat apparent[560], sauf lorsque l’usage n’est pas
de demander sa présentation[561].
Comparaison avec la
gestion d’affaires
La gestion d’affaires se rapproche du
mandat apparent lorsque le gérant a représenté le maître, au point que certains
auteurs, parmi lesquels je me place, soutiennent que l’apparence constitue un
nouveau quasi-contrat[562]. Toutefois, il ne s’agit que d’un
rapprochement : les deux notions sont distinctes. Contrairement au mandat
apparent, la gestion d’affaires ne suppose pas l’existence d’une apparence de
procuration ; celle-ci a un domaine plus large que celui-là[563]. Mais les deux notions ont un
champ d’application commun. Il semble que le tiers puisse librement choisir le
terrain sur lequel il agit, lorsque les conditions de l’une ou de l’autre sont
remplies[564]. Et comme celles de la gestion d’affaires
ne sont pas très favorables au tiers contractant, notamment quant à l’utilité
de la gestion, l’objectif étant surtout de protéger le gérant, un recul paraît
se dessiner au profit du mandat apparent, surtout depuis le fameux arrêt de l’Assemblée
plénière de 1962, ayant détaché l’apparence de la responsabilité civile ;
en effet, l’apparence protège mieux les tiers contractants.
E. – La fonction apparente
L’abus
de fonction
permettant au commettant (au sens de l’art. 1384, al. 5, du C. civ.) de ne pas
être engagé quant aux dommages causés par ses préposés implique la réunion de
trois conditions cumulatives ; l’une d’entre elles se relie à l’apparence.
La position actuelle du droit positif, résulte de l’arrêt de l’Assemblée
plénière du 19 mai 1988[565]. La première condition est la
plus importante. Le commettant n’est exonéré que si le préposé a agi hors de
ses fonctions, comme le clerc de notaire qui accorde un prêt à intérêt[566], ou le directeur d’une agence
qui met au point un système en raison des relations familiales qu’il avait avec
le client, se trouvant être son oncle[567]. À l’inverse, le commettant
reste responsable des actes dommageables commis par le préposé dans l’exercice
des fonctions qui lui ont été confiées[568]. Il l’est même si les actes
dommageables du préposé sont pénalement répréhensibles, ce qui est plus
singulier. La jurisprudence en offre de nombreux exemples[569].
Comment
apprécier cette condition ? Elle présente un caractère objectif, tiré de l’examen des fonctions
confiées au préposé. Toutefois, elle est teintée d’une certaine subjectivité,
car le juge aura recours, dans certaines situations, à une approche psychologique, en se plaçant du point de vue du tiers-victime.
A-t-il pu « légitimement penser » (ou croire) que le préposé
accomplissait un acte de ses fonctions[570] ? Autrement dit, s’agit d’une
vue voisine de celle de la « croyance légitime », critère de l’apparence créatrice de droits (V. infra). Mais il n’est pas certain que la
prise en compte de l’apparence soit ici heureuse : ne vaudrait-il pas mieux s’en
tenir aux éléments objectifs, incontestables, que sont le lieu, le temps et les
instruments de travail ? Quoi qu’il en soit, elle ne semble jouer que lorsque
la victime avait eu l’intention de contracter avec le commettant, ou était
client de celui-ci (par exemple d’une banque), que la situation entre dans le
domaine de l’exécution contractuelle (ou ses franges), et non lorsque le sort
de la victime est purement accidentel et relève de la responsabilité
délictuelle.
F. – Le dirigeant apparent
Lorsqu’une insuffisance d’actif, consécutive à une faute de gestion, est découverte lors d’une
procédure de redressement ou de liquidation judiciaire d’une entreprise, le
tribunal peut décider que les dettes de la personne morale seront supportées,
en tout en partie, avec ou sans solidarité, par tous les dirigeants de droit ou de fait, rémunérés ou non,
ou par certains d’entre eux (C. com., art. L. 651-2[571]). Au fond, c’est une sorte d’apparence
qui est ici sanctionnée. Souvent, il s’agit de quelqu’un qui s’immisce intempestivement dans la
gestion d’une société[572]. La faute de gestion n’a pas été
définie par le législateur et ne pouvait pas l’être, ce qui laisse une grande
latitude aux juges du fond. Elle apparaît, d’une façon générale, comme la violation des obligations de compétence,
de transparence et de diligence[573], qui sont des devoirs moraux des
dirigeants (V. infra). Mais elle
frise souvent la malhonnêteté plus
directe, comme les faits de quelques arrêts permettent de s’en rendre compte.
Voici un président conservant son domicile à Paris, alors que la société était
en province et que ses fonctions exigeaient une présence constante[574], un autre qui utilise
abusivement des biens de la société[575], notamment en lui faisant régler
des dépenses personnelles inconsidérées malgré l’endettement chronique[576], ou se fait consentir des
avantages financiers alors que la situation est compromise[577]. Ainsi, cette action, dite en comblement du passif social, permet de
faire disparaître l’écran sociétaire, pour sanctionner le
dirigeant malhonnête et même simplement (s’il est possible de parler ainsi)
incompétent.
§
5. – La transparence
Si
le droit connaissait traditionnellement certaines applications de la
transparence, le concept et le mot lui-même y étaient quasiment inconnus :
c’était plutôt le secret qui dominait et était porté au pinacle, notamment le
secret de la vie privée des personnes physiques, qui se transformait pour les
personnes morales en secret des affaires,
permettant aux intervenants du marché de continuer à jouer à cache-cache,
comme du temps de leurs culottes courtes, mais à grande échelle, et avec des
enjeux procurant plus d’émotions. Certes, le secret subsiste (bien qu’atténué).
Mais aujourd’hui la mode est à la transparence ; elle est invoquée dans de
nombreux domaines[578] et dans tout le droit (à l’exception
de celui de la famille, qui lui est le plus allergique). Elle est devenue un
concept juridique, adopté par le législateur[579], donnant lieu à des colloques[580] et à d’intéressantes thèses[581]. L’attention s’est déplacée de l’apparence,
désormais bien établie et connaissant un certain repli, à la transparence, qui
en est sinon l’inverse (c’est le secret qui occupe cette place), du moins à l’opposé[582] : l’apparence est opaque,
puisqu’elle n’est pas la réalité, qu’elle reste à la surface des choses sans
pénétrer dans leur vérité.
Porteuse de lumière
La
transparence jolie s’est insérée récemment dans la ronde des vertus et y attire
de plus en plus les regards, au détriment des autres, dont la place décroît.
Son éclatant et rapide succès tient sans doute en partie à la magie de ce mot
éthéré, « porteur de lumière »
(J.-D. Bredin[583]), et de ce qu’il évoque de
délicat : « la vérité, la limpidité,
la pureté »[584], ou l’ingénuité, la blancheur, la candeur[585], le cristal[586] aussi, dont elle partage la
fragilité. La transparence est un instrument certain de moralisation de la vie
des affaires (et sans doute son entrée fracassante dans le monde du droit est-elle
proportionnelle à la montée en puissance de l’immoralisme, comme je l’indiquai
dans l’introduction). D’un autre côté, la reconnaissance de la transparence est
liée au prodigieux développement de l’information[587] et de la communication[588] intervenu récemment, rendu possible
par les moyens techniques : il y a ici une concomitance
significative ; elle appelle une stricte vigilance, car la transparence et
la communication peuvent conduire à des abus illégaux (la violation du secret
de l’instruction, de la vie privée ou de la confidentialité des affaires), et à
des excès immoraux ou, à tout le moins, moralistes (comme l’a montré la
procédure publique intentée contre le président Clinton pour des faits d’ordre
privés, dans ce qui a été appelé « l’affaire Lewinsky »[589] ; elle traduit en même
temps une déviation de la démocratie : celle-ci implique le contrôle des
actes des gouvernants mais non celui de leur intimité). C’est à juste titre qu’une
thèse a nié l’existence d’un droit à la transparence, souhaitant que celle-ci
fût entendue et appliquée de façon raisonnable[590]. Quoi qu’il en soit, il est
indéniable que la place occupée par la transparence dans la vie des affaires
est considérable ; nous en trouverons diverses applications
ultérieurement. Elle est devenue une pièce du droit, apportant un supplément d’éthique,
ou plutôt rétablissant celle-ci par la contrainte ou par l’effroi (la peur d’une
sanction). Contrairement à l’apparence, qui est en quelque sorte spontanée,
fille de l’air (ou de la mine, selon le mot employée à l’égard des personnes),
l’apparence est forcée, « fille de l’interventionnisme,
du dirigisme » (J. Carbonnier[591]). D’autre part, bien qu’elle
évoque l’invisibilité de la vitre, qui n’ajoute rien à ce qui existe de part et
d’autre, « elle a une substance,
comme la vitre, c’est un bien, comme la vitre ; elle a donc un prix »
(J. Carbonnier[592]), un coût pour les entreprises
et la collectivité. On n’a rien pour rien (mais, dans les affaires, la vertu
est source de profits à long terme, selon un thème de récurrent de mon propos).
Section II. – Les sujets
§ 1. – Les cocontractants
professionnels
Les
cocontractants professionnels sont ceux envers lesquels une éthique forcée
pouvait a priori
paraître la plus
inutile, dans la mesure où leur compétence donnait
à penser qu’ils sauraient
éviter les malhonnêtetés, luttant à armes
égales. Mais précisément ce n’est pas
toujours le cas. L’éthique imposée est donc
destinée en premier lieu à protéger
les intervenants les plus faibles, même professionnels ;
mais, en second lieu,
elle a une visée dirigiste : assurer un meilleur dynamisme
de la vie
économique, en sauvegardant la concurrence, moteur du
marché, facteur de
vitalité (et en veillant sur les consommateurs). Je vais
présenter quelques
mesures dictées par ces deux objectifs, qui sont
intéressantes et protègent
assurément certains professionnels. Mais, au-delà de ces
dispositions
techniques, c’est un état d’esprit qu’il
conviendrait d’instaurer, aboutissant à un véritable partenariat, en
particulier avec les sous-traitants et les membres des réseaux de distribution.
Vers
le partenariat
Arrêtons-nous
sur ce dernier cas. L’avenir de la concession exclusive, et plus encore du
franchisage, suppose une transformation progressive, déjà amorcée, des
relations inégalitaires, de dépendance, vers des rapports plus égalitaires,
conduisant, au-delà du devoir de coopération, à ce partenariat, pour lequel je milite depuis longtemps à propos des
transferts de maîtrise industrielle[593]. Le partenariat implique notamment
une transparence totale entre les
partenaires, en sachant que la communication, outil de management dynamisant,
est créatrice de valeurs économiques, et une participation de tous, dans des structures souples, à l’élaboration
de la politique du réseau et de ses évolutions, de la culture de l’entreprise,
de son code interne (entre membres du réseau) et externe (envers la clientèle),
voire à son autodiscipline (par un comité de surveillance des concessionnaires
ou des franchisés, composé en partie de membres élus par leurs pairs).
Le
partenariat pourrait également améliorer les relations des entreprises avec
leurs fournisseurs, quels qu’ils soient, et leurs sous-traitants dans la sous-traitance
industrielle[594]. Certains donneurs d’ordres,
surtout les fabricants d’automobiles, prétendent être passés de la sous-traitance
industrielle classique au partenariat. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont
changé leurs rapports avec leurs sous-traitants industriels afin de gagner du
temps lors d’un changement de modèle, d’améliorer la qualité (dans la
perspective louable de la qualité totale), et de permettre la production en
flux tendus (sans stocks). Mais cette évolution s’est accompagnée d’une
diminution volontaire du nombre de fournisseurs des constructeurs de voiture,
de sorte qu’elle a encore accru la puissance de ceux-ci. Bien souvent, ce
partenariat n’est qu’une image, de la poudre aux yeux, destinée à imposer plus
facilement et plus efficacement les ordres au sous-traitant, à faire peser sur
lui une partie des coûts de conception du produit, de plus en leur consentant
des prix excessivement bas. Ce n’est évidemment pas comme cela que je le
conçois.
Le
véritable partenariat doit bannir toute espèce de domination du fabricant, et
être au contraire marqué par des rapports d’égalité, se traduisant concrètement
des diverses manières suivantes. Les objectifs et les voies pour y parvenir
sont débattus en commun. Le fournisseur participe à la rédaction du cahier de
ses charges, et est associé en amont à l’élaboration du produit final dès les
premières phases. Il dispose d’une certaine autonomie dans la conception et la
mise au point des composants qu’il doit fabriquer ; alors qu’un sous-traitant
traditionnel n’a que faire d’un bureau d’études, devant se contenter d’exécuter
selon les spécifications précisées par l’assembleur, un fabricant-partenaire
doit en créer un (qui œuvrera en rapport constant avec celui de l’autre
partie). Le plus compétent aide son partenaire à adopter de nouvelles
techniques et procédés de fabrication plus performants (qui lui permettront par
ailleurs de trouver plus facilement de nouveaux débouchés complémentaires, sa
compétitivité ayant été améliorée) ; il comprend un enrichissement permanent
des connaissances et des compétences. Le prix alloué au fournisseur doit être
correct, lui permettant un juste profit, et les gains de productivité sont
répartis équitablement. Le contrat est d’une durée raisonnable (assez longue,
par exemple de sept à dix ans, étant donné la lourdeur des investissements),
avec une faculté de résiliation anticipée mais après un long préavis (par
exemple d’un an). Chacune des parties agit dans une totale transparence envers
l’autre, et aucune ne cherche à tromper son partenaire (par exemple, en
présence de produits défectueux, le véritable responsable acceptera d’en porter
le poids sans prétendre que le défaut est le fait de l’autre). Certains
fabricants assembleurs agissent dans cet esprit : ils ont donc réellement créés
des rapports de partenariat. Parfois ils prennent une participation dans le
capital du fournisseur pour marquer la qualité des rapports qu’ils entendent
nouer (mais elle doit être inférieure à la minorité de blocage, sinon il ne s’agirait
plus de partenariat mais de domination).
A. – L’obligation légale d’information
précontractuelle à la charge des « concédants »
L’article L. 330-3 du code commerce impose une obligation précontractuelle d’information spéciale, à la charge de « toute personne qui met à la disposition d’une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d’elle un engagement d’exclusivité ou de quasi-exclusivité, pour l’exercice de son activité »[595]. Il s’agit notamment de tous les concédants (au sens large) et franchiseurs. Un tel professionnel est tenu « préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l’intérêt commun des deux parties, de fournir à l’autre partie un document contenant des informations sincères, qui lui permettent de s’engager en connaissance de cause », ainsi que le projet de contrat, le tout vingt jours avant la conclusion du contrat. L’écrit doit comporter un grand